Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1855, tome 18.djvu/132

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— C’est à nous, ce soir ! répliqua la tante. Tu es plus pressé qu’un coq ! Il y a donc gras ?

— Je veux surpasser par mes premiers coups tout ce qu’a fait de mieux Bibi-Lupin. J’ai eu mon petit bout de conversation avec le monstre qui m’a tué Lucien, et je ne vis que pour me venger de lui ! Nous serons, grâce à nos deux positions, également armés, également protégés ! Il me faudra plusieurs années pour atteindre ce misérable ; mais il recevra le coup en pleine poitrine.

— Il a dû te promettre le même chien de sa chienne, dit la tante, car il a recueilli chez lui la fille de Peyrade, tu sais, cette petite qu’on a vendue à madame Nourrisson,

— Notre premier point, c’est de lui donner un domestique.

— Ce sera difficile, il doit s’y connaître ! fit Jacqueline.

— Allons, la haine fait vivre ! qu’on travaille !

Jacques Collin prit un fiacre et alla sur-le-champ au quai Malaquais, dans la petite chambre où il logeait, et qui ne dépendait pas de l’appartement de Lucien. Le portier, très étonné de le revoir, voulut lui parler des événements qui s’étaient accomplis.

— Je sais tout, lui dit l’abbé. J’ai été compromis, malgré la sainteté de mon caractère ; mais grâce à l’intervention de l’ambassadeur d’Espagne, j’ai été mis en liberté.

Et il monta vivement à sa chambre, où il prit, dans la couverture d’un bréviaire, une lettre que Lucien avait adressée à madame de Sérisy, quand madame de Sérisy l’avait mis en disgrâce, en le voyant aux Italiens avec Esther.

Dans son désespoir, Lucien s’était dispensé d’envoyer cette lettre, en se croyant à jamais perdu ; mais Jacques Collin avait lu ce chef-d’œuvre, et comme tout ce qu’écrivait Lucien était sacré pour lui, il avait serré la lettre dans son bréviaire, à cause des expressions poétiques de cet amour de vanité. Lorsque monsieur de Grandville lui avait parlé de l’état où se trouvait madame de Sérisy, cet homme si profond avait justement pensé que le désespoir et la folie de cette grande dame devait venir de la brouille qu’elle avait laissé subsister entre elle et Lucien. Il connaissait les femmes, comme les magistrats connaissent les criminels, il devinait les plus secrets mouvements de leur cœur, et il pensa sur-le-champ que la comtesse devait attribuer en partie la mort de Lucien à sa rigueur, et se la reprochait amèrement. Évidemment, un homme comblé d’amour par elle n’eût pas quitté la vie. Savoir qu’elle était