Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1855, tome 18.djvu/311

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francs la charge achetée à son fils ; il ne lui restait donc plus que trois cent soixante-dix mille francs, sur lesquels il lui faudrait tôt ou tard prendre la dot de sa dernière fille Elise, à laquelle il se flattait de moyenner un mariage au moins aussi beau que celui de l’aînée. Le régisseur voulut étudier le comte de Montcornet, afin de savoir s’il pourrait le dégoûter des Aigues, en comptant alors réaliser pour lui seul la conception avortée.

Avec la finesse particulière aux gens qui font leur fortune par la cautèle, Gaubertin crut à la ressemblance, assez probable d’ailleurs, du caractère d’un vieux militaire et d’une vieille cantatrice. Une fille d’opéra, un général de Napoléon, n’étaient-ce pas les mêmes habitudes de prodigalité, la même insouciance ? A la fille comme au soldat, le bien ne vient-il pas capricieusement et au feu ? S’il se rencontre des militaires rusés, astucieux, politiques, n’est-ce pas l’exception ? Et le plus souvent, le soldat, surtout un sabreur fini comme Montcornet, doit être simple, confiant, novice en affaires, et peu propre aux mille détails de la gestion d’une terre. Gaubertin se flatta de prendre et de tenir le général dans la nasse où mademoiselle Laguerre avait fini ses jours. Or, l’Empereur avait jadis permis, par calcul, à Montcornet d’être en Poméranie ce que Gaubertin était aux Aigues, le général se connaissait donc en fourrage d’intendance.

En venant planter ses choux, suivant l’expression du premier duc de Biron, le vieux cuirassier [On doit croire l’auteur des Paysans assez instruit des choses de son temps, pour savoir qu’il n’y avait point de cuirassiers dans la garde impériale. Il prend ici la liberté de faire observer qu’il a dans son cabinet les uniformes de la République, de l’Empire, de la Restauration, la collection de tous les costumes militaires des pays que la France a eus pour alliés ou pour adversaires, et plus d’ouvrages sur les guerres de 1792 à 1815 que n’en possède tel maréchal de France. Il se sert de la voix du journal pour remercier les personnes qui lui ont fait l’honneur d’assez s’intéresser à ses travaux, pour lui envoyer des notes rectificatives et des renseignements.

Une fois pour toutes, il répond ici que ses inexactitudes sont volontaires et calculées. Ceci n’est pas une Scène de la Vie Militaire, où il serait tenu de ne pas mettre des sabretaches à des fantassins. Toucher à l’histoire contemporaine, ne fût-ce que par des types, comporte des dangers. C’est en se servant pour des fictions d’un cadre dont les détails sont minutieusement vrais, en dénaturant tour à tour les faits par ces couleurs qui leur sont étrangères, qu’on évite le petit malheur des personnalités. Déjà, pour Une ténébreuse affaire, quoique le fait eût été changé dans ses détails et appartienne à l’histoire, l’auteur a dû répondre à d’absurdes observations basées sur cette objection qu’il n’y avait eu qu’un sénateur d’enlevé, de séquestré, sous le règne de l’Empereur. Je le crois bien ! on aurait peut-être couronné de fleurs celui qui en aurait enlevé un second !

Si l’inexactitude relative aux cuirassiers est trop choquante, il est facile de ne pas parler de la Garde. Mais la famille de l’illustre général qui commandait la cavalerie refoulée sur le Danube, nous demanderait alors compte des onze cent mille francs que l’Empereur a laissé prendre à Montcornet en Poméranie.

On viendra bientôt nous prier de dire dans quelle géographie se trouvent La-Ville-aux-Fayes, l’Avonne et Soulanges. Tous ces pays et ces cuirassiers vivent sur le globe immense où sont la tour de Ravensvood, les Eaux de Saint-Ronan, la terre de Tillietudlem, Gander-Cleug, Lilliput, l’abbaye de Thélème, les conseillers-privés d’Hoffmann, l’île de Robinson Crusoë, les terres de la famille Shandy, dans un monde exempt de contributions, et où la poste se paie par ceux qui y voyagent à raison de 20 centimes le volume. ( Note de l’auteur.)] voulait s’occuper de ses affaires pour se distraire de sa chute. Quoiqu’il eût livré son corps d’armée aux Bourbons, ce service, commis par plusieurs généraux et nommé licenciement de l’armée de la Loire, ne put racheter le crime d’avoir suivi l’homme des Cent-Jours sur son dernier champ de bataille. En présence des Etrangers, il fut impossible au pair de 1815 de se maintenir sur les cadres de l’armée, forte raison de rester au Luxembourg ; Montcornet alla donc, selon le conseil d’un maréchal en disgrâce, cultiver les carottes en nature. Le général ne manquait pas de cette ruse particulière aux vieux loups de guérite ; et, dès les premiers jours consacrés à l’examen de ses propriétés, il vit dans Gaubertin un véritable intendant d’opéra-comique, un fripon, comme les maréchaux et les ducs de Napoléon, ces champignons nés sur la couche populaire, en avaient presque tous rencontré.

En s’apercevant de la profonde expérience de Gaubertin en administration