Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1855, tome 18.djvu/42

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au bas des pistoles. Fil-de-Soie achevait l’instruction d’un jeune homme qui n’en était qu’à son premier coup, et qui, sûr d’une condamnation à dix années de travaux forcés, prenait des renseignements sur les différents prés.

— Eh bien, mon petit, lui disait sentencieusement Fil-de-Soie, au moment où Jacques Collin apparut, la différence qu’il y a entre Brest, Toulon et Rochefort, la voici.

— Voyons, mon ancien, dit le jeune homme avec la curiosité d’un novice.

Cet accusé, fils de famille sous le poids d’une accusation de faux, était descendu de la pistole voisine de celle où était Lucien.

— Mon fiston, reprit Fil-de-Soie, à Brest on est sûr de trouver des gourganes à la troisième cuillerée, en puisant au baquet ; à Toulon, vous n’en avez qu’à la cinquième ; et à Rochefort, on n’en attrape jamais, à moins d’être un ancien.

Ayant dit, le profond philosophe rejoignit La Pouraille et le Biffon, qui, très intrigués par le sanglier, se mirent à descendre le préau, tandis que Jacques Collin, abîmé de douleur, le remontait. Trompe-la-Mort, tout à de terribles pensées, les pensées d’un empereur déchu, ne se croyait pas le centre de tous les regards, l’objet de l’attention générale, et il allait lentement, regardant la fatale croisée à laquelle Lucien de Rubempré s’était pendu. Aucun des prisonniers ne savait cet événement, car le voisin de Lucien, le jeune faussaire, par des motifs qu’on va bientôt connaître, n’en avait rien dit. Les trois fanandels s’arrangèrent pour barrer le chemin au prêtre.

— Ce n’est pas un sanglier, dit La Pouraille à Fil-de-Soie, c’est un cheval de retour. Vois comme il tire la droite !

Il est nécessaire d’expliquer ici, car tous les lecteurs n’ont pas eu la fantaisie de visiter un bagne, que chaque forçat est accouplé à un autre (toujours un vieux et un jeune ensemble) par une chaîne. Le poids de cette chaîne, rivée à un anneau au-dessus de la cheville, est tel, qu’il donne, au bout d’une année, un vice de marche éternel au forçat. Obligé d’envoyer dans une jambe plus de force que dans l’autre pour tirer cette manicle, tel est le nom donné dans le bagne à ce ferrement, le condamné contracte invinciblement l’habitude de cet effort. Plus tard, quand il ne porte plus sa chaîne, il en est de cet appareil comme des jambes coupées, dont l’amputé souffre toujours ; le forçat sent toujours sa manicle,