Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 11.djvu/125

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la bonne intelligence et de l’harmonie de notre famille. Enfin j’étais entièrement divertie de penser à mon mari, qui ne me plaisait guère et qui ne faisait rien pour se montrer aimable, par les premières joies de la maternité : elles furent d’autant plus vives que je n’en soupçonnais pas d’autres. On m’avait tant corné aux oreilles le respect qu’une mère se devait à elle-même ! Et d’ailleurs, une jeune fille aime toujours à jouer à la maman. À l’âge où j’étais, un enfant remplace alors la poupée. J’étais si fière d’avoir cette belle fleur, car Georges était beau… une merveille ! Comment songer au monde quand on a le bonheur de nourrir et de soigner un petit ange ! J’adore les enfants quand ils sont tout petits, blancs et roses. Moi, je ne voyais que mon fils, je vivais avec mon fils, je ne laissais pas sa gouvernante l’habiller, le déshabiller, le changer. Ces soins, si ennuyeux pour les mères qui ont des régiments d’enfants, étaient tout plaisir pour moi. Mais après trois ou quatre ans, comme je ne suis pas tout à fait sotte malgré le soin que l’on mettait à me bander les yeux, la lumière a fini par les atteindre. Me voyez-vous au réveil, quatre ans après en 1819 ? Les Deux Frères ennemis sont une tragédie à l’eau rose auprès d’une mère et d’une fille placées comme nous le fûmes alors, la duchesse et moi ; je les ai bravés alors, elle et mon mari, par des coquetteries publiques qui ont fait parler le monde… Dieu sait comme ! Vous comprenez, mon ami, que les hommes avec lesquels j’étais soupçonnée de légèreté avaient pour moi la valeur du poignard dont on se sert pour frapper son ennemi. Préoccupée de ma vengeance, je ne sentais pas les blessures que je me portais à moi-même. Innocente comme un enfant, je passais pour une femme perverse, pour la plus mauvaise femme du monde, et je n’en savais rien. Le monde est bien sot, bien aveugle, bien ignorant il ne pénètre que les secrets qui l’amusent, qui servent sa méchanceté ; les choses les plus grandes, les plus nobles, il se met la main sur les yeux pour ne pas les voir. Mais il me semble que, dans ce temps, j’ai eu des regards, des attitudes d’innocence révoltée, des mouvements de fierté qui eussent été des bonnes fortunes pour de grands peintres. J’ai dû éclairer des bals par les tempêtes de ma colère, par les torrents de mon dédain. Poésie perdue ! on ne fait ces sublimes poèmes que dans l’indignation qui nous saisit à vingt ans ! Plus tard on ne s’indigne plus, on est las, on ne s’étonne plus du vice, on est lâche, on a peur. Moi, j’allais, oh ! j’allais bien. J’ai joué le plus sot per-