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Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 11.djvu/417

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née. Doué du génie de la corruption, il détruisit l’honnêteté de Lucien en le plongeant dans des nécessités cruelles et en l’en tirant par des consentements tacites à des actions mauvaises ou infâmes qui le laissaient toujours pur, loyal, noble aux yeux du monde. Lucien était la splendeur sociale à l’ombre de laquelle voulait vivre le faux abbé.

— Je suis l’auteur, tu seras le drame ; si tu ne réussis pas, c’est moi qui serai sifflé, lui dit-il le jour où il lui avoua le sacrilège de son déguisement.

Le faux prêtre alla prudemment d’aveu en aveu, mesurant l’infamie des confidences à la force de ses progrès et aux besoins de Lucien. Aussi, Trompe-la-Mort ne livra-t-il son dernier secret qu’au moment où l’habitude des jouissances parisiennes, les succès, la vanité satisfaite lui avaient asservi le corps et l’âme de ce poète si faible. Là où jadis Rastignac tenté par ce démon avait résisté, Lucien succomba, mieux manœuvré, plus savamment compromis, vaincu surtout par le bonheur d’avoir conquis une éminente position. Le Mal, dont la configuration poétique s’appelle le Diable, usa envers cet homme à moitié femme de ses plus attachantes séductions, et lui demanda peu d’abord en lui donnant beaucoup. Le grand argument de l’abbé fut cet éternel secret promis par Tartuffe à Elmire. Les preuves réitérées d’un dévouement absolu, semblable à celui de Séide pour Mahomet, achevèrent cette œuvre horrible de la conquête de Lucien par un Jacques Collin.

En ce moment, non-seulement Esther et Lucien avaient dévoré tous les fonds confiés à la probité du banquier des bagnes, qui s’exposait pour eux à de terribles redditions de comptes, mais encore le dandy, le prêtre et la courtisane avaient des dettes. Au moment où Lucien allait réussir, le plus petit caillou sous le pied d’un de ces trois êtres pouvait donc faire crouler le fantastique édifice d’une fortune si audacieusement bâtie. Au bal de l’Opéra, Rastignac avait reconnu le Vautrin de la Maison Vauquer, mais il se savait mort en cas d’indiscrétion, et Lucien échangeait avec l’amant de madame de Nucingen des regards où la peur se cachait de part et d’autre sous des semblants d’amitié. Aussi, dans le moment du danger, Rastignac aurait-il évidemment fourni avec le plus grand plaisir la voiture qui eût mené Trompe-la-Mort à l’échafaud. Chacun doit maintenant deviner de quelle sombre joie le faux abbé fut saisi en apprenant l’amour du baron Nucingen, et en saisissant