Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 11.djvu/426

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le plus grand des hasards, dîné toute la semaine chez des banquiers, aujourd’hui chez Nucingen, hier chez du Tillet, et avant-hier chez les Keller…

On voit que Lucien avait bien su prendre le ton de spirituelle impertinence des grands seigneurs.

— Vous avez bien des ennemis, lui dit Clotilde en lui présentant une tasse de thé. On est venu dire à mon père que vous jouissiez de soixante mille francs de dettes, que d’ici à quelque temps vous auriez Sainte-Pélagie pour château de plaisance. Et si vous saviez ce que toutes ces calomnies me valent… Tout cela tombe sur moi. Je ne vous parle pas de ce que je souffre (mon père a des regards qui me crucifient), mais de ce que vous devez souffrir, si cela se trouvait, le moins du monde, vrai…

— Ne vous préoccupez point de ces niaiseries, aimez-moi comme je vous aime, et faites-moi crédit de quelques mois, répondit Lucien en replaçant sa tasse vide sur le plateau d’argent ciselé.

— Ne vous montrez pas à mon père, il vous dirait quelque impertinence ; et comme vous ne le souffririez pas, nous serions perdus… Cette méchante marquise d’Espard lui a dit que votre mère avait gardé les femmes en couches, et que votre sœur était repasseuse…

— Nous avons été dans la plus profonde misère, répondit Lucien à qui des larmes vinrent aux yeux. Ceci n’est pas de la calomnie, mais de la bonne médisance. Aujourd’hui ma sœur est plus que millionnaire, et ma mère est morte depuis deux ans… On avait réservé ces renseignements pour le moment où je serais sur le point de réussir ici…

— Mais qu’avez-vous fait à madame d’Espard ?

— J’ai eu l’imprudence de raconter plaisamment, chez madame de Sérizy, devant monsieur de Grandville, l’histoire du procès qu’elle faisait à son mari pour en obtenir l’interdiction et qui m’avait été confiée par Bianchon. L’opinion de monsieur de Grandville a fait changer celle du Garde-des-Sceaux. L’un et l’autre, ils ont reculé devant la Gazette des Tribunaux, devant le scandale, et la marquise a eu sur les doigts dans les motifs du jugement qui a mis fin à cette horrible affaire. Si monsieur de Sérizy a commis une indiscrétion qui m’a fait de la marquise une ennemie mortelle, j’y ai gagné sa protection, celle du Procureur-général et du comte Octave de Bauvan à qui madame de Sérizy a dit le péril où