Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 11.djvu/428

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Mais, sachez-le bien ! ces femmes-là n’aiment pas. Quand elles sont tout ce qu’elles disent être, quand enfin elles aiment véritablement, elles font comme fit Esther, comme font les enfants, comme fait le véritable amour ; Esther ne disait pas une parole, elle gisait la face dans les coussins, et pleurait à chaudes larmes. Lucien, lui, s’efforçait de soulever Esther et lui parlait.

— Mais, enfant, nous ne sommes pas séparés… Comment, après bientôt quatre ans de bonheur, voilà ta manière de prendre une absence ! Eh ! qu’ai-je donc fait à toutes ces filles-là ?… se dit-il en se souvenant d’avoir été aimé ainsi par Coralie.

— Ah ! monsieur, vous êtes bien beau, dit Europe.

Les sens ont leur beau idéal. Quand à ce beau si séduisant se joignent la douceur de caractère, la poésie qui distinguaient Lucien, on peut concevoir la folle passion de ces créatures éminemment sensibles aux dons naturels extérieurs, et si naïves dans leur admiration. Esther sanglotait doucement, et restait dans une pose où se trahissait une extrême douleur.

— Mais, petite bête, dit Lucien, ne t’a-t-on pas dit qu’il s’agissait de ma vie !…

À ce mot dit exprès par Lucien, Esther se dressa comme une bête fauve, ses cheveux dénoués entourèrent sa sublime figure comme d’un feuillage. Elle regarda Lucien d’un œil fixe.

— De ta vie !… s’écria-t-elle en levant les bras et les laissant retomber par un geste qui n’appartient qu’aux filles en danger. Mais c’est vrai, le mot de ce sauvage parle de choses graves.

Elle tira de sa ceinture un méchant papier, mais elle vit Europe, et lui dit : — Laisse-nous, ma fille.

Quand Europe eut fermé la porte : — Tiens, voici ce qu’il m’écrit, reprit-elle en tendant à Lucien une lettre que l’abbé venait d’envoyer et que Lucien lut à haute voix.

« Vous partirez demain à cinq heures du matin, on vous conduira chez un Garde au fond de la forêt de Saint-Germain, vous y occuperez une chambre au premier étage. Ne sortez pas de cette chambre jusqu’à ce que je le permette, vous n’y manquerez de rien. Le Garde et sa femme sont sûrs. N’écrivez pas à Lucien. Ne vous mettez pas à la fenêtre pendant le jour ; mais vous pouvez vous promener pendant la nuit sous la conduite du Garde, si vous avez envie de marcher. Tenez les stores baissés pendant la route : il s’agit de la vie de Lucien.