Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 12.djvu/102

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lon. L’un des auteurs les plus célèbres de ce temps est assis sur une causeuse auprès d’une très illustre marquise avec laquelle il est intime comme doit l’être un homme distingué par une femme qui le garde près d’elle, moins comme un pis-aller que comme un complaisant patito.

— Hé ! bien, dit-elle, avez vous trouvé ces lettres dont vous me parliez hier, et sans lesquelles vous ne pouviez pas me raconter tout ce qui le concerne ?

— Je les ai !

— Vous avez la parole, je vous écoute comme un enfant à qui sa mère raconterait le Grand Serpentin vert.

— Entre toutes ces personnes de connaissance que nous avons l’habitude de nommer nos amis, je compte le jeune homme dont il est question. C’est un gentilhomme d’un esprit et d’un malheur infinis, plein d’excellentes intentions, d’une conversation ravissante, ayant beaucoup vu déjà, quoique jeune, et qui fait partie, en attendant mieux, de la Bohême. La Bohême, qu’il faudrait appeler la Doctrine du boulevard des Italiens, se compose de jeunes gens tous âgés de plus de vingt ans, mais qui n’en ont pas trente, tous hommes de génie dans leur genre, peu connus encore, mais qui se feront connaître, et qui seront alors des gens fort distingués ; on les distingue déjà dans les jours de carnaval, pendant lesquels ils déchargent le trop plein de leur esprit, à l’étroit durant le reste de l’année, en des inventions plus ou moins drolatiques. À quelle époque vivons-nous ? Quel absurde pouvoir laisse ainsi se perdre des forces immenses ? Il se trouve dans la Bohême des diplomates capables de renverser les projets de la Russie, s’ils se sentaient appuyés par la puissance de la France. On y rencontre des écrivains, des administrateurs, des militaires, des journalistes, des artistes ! Enfin tous les genres de capacité, d’esprit y sont représentés. C’est un microcosme. Si l’empereur de Russie achetait la Bohême moyennant une vingtaine de millions, en admettant qu’elle voulût quitter l’asphalte des boulevards, et qu’il la déportât à Odessa ; dans un an, Odessa serait Paris. Là se trouve la fleur inutile, et qui se dessèche, de cette admirable jeunesse française que Napoléon et Louis XIV recherchaient, que néglige depuis trente ans la gérontocratie sous laquelle tout se flétrit en France, belle jeunesse dont hier encore le professeur Tissot, homme peu suspect, disait : « Cette jeunesse, vraiment digne de lui, l’Empereur l’employait partout,