Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 12.djvu/424

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bas de l’escalier, nous le franchissions souvent d’un bond en sautant de la dernière marche dans la rue. Le jour où le tabac manqua pour nos pipes, nous nous aperçûmes que nous mangions, depuis quelques jours, notre pain sans aucune espèce de beurre. La tristesse fut immense.

— Plus de tabac ! dit le docteur.

— Plus de manteau ! dit le garde des sceaux.

— Ah ! drôles, vous vous êtes vêtus en postillons de Lonjumeau ! vous avez voulu vous mettre en débardeurs, souper le matin et déjeuner le soir chez Véry, quelquefois au Rocher de Cancale ! au pain sec, messieurs ! Vous devriez, dis-je en grossissant ma voix, vous coucher sous vos lits, vous êtes indignes de vous coucher dessus…

— Oui, mais, garde des sceaux, plus de tabac ! dit Juste.

— Il est temps d’écrire à nos tantes, à nos mères, à nos sœurs, que nous n’avons plus de linge, que les courses dans Paris useraient du fil de fer tricoté. Nous résoudrons un beau problème de chimie en changeant le linge en argent.

— Il nous faut vivre jusqu’à la réponse.

— Eh ! bien, je vais aller contracter un emprunt chez ceux de mes amis qui n’auront pas épuisé leurs capitaux.

— Que trouveras-tu ?

— Tiens, dix francs ! répondis-je avec orgueil.

Marcas avait tout entendu ; il était midi, il frappa à notre porte et nous dit : — Messieurs, voici du tabac ; vous me le rendrez à la première occasion.

Nous restâmes frappés, non de l’offre, qui fut acceptée, mais de la richesse, de la profondeur et de la plénitude de cet organe, qui ne peut se comparer qu’à la quatrième corde du violon de Paganini. Marcas disparut sans attendre nos remercîments. Nous nous regardâmes, Juste et moi, dans le plus grand silence. Être secourus par quelqu’un évidemment plus pauvre que nous ! Juste se mit à écrire à toutes ses familles, et j’allai négocier l’emprunt. Je trouvai vingt francs chez un compatriote. Dans ce malheureux bon temps, le jeu vivait encore, et dans ses veines, dures comme les gangues du Brésil, les jeunes gens couraient, en risquant peu de chose, la chance de gagner quelques pièces d’or. Le compatriote avait du tabac turc rapporté de Constantinople par un marin, il m’en donna tout autant que nous en avions reçu de Z. Marcas. Je rapportai la