Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 12.djvu/532

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La curiosité poignait Godefroid. Au petit jour, il se leva, s’habilla, marcha par sa chambre, et finit par se coller à sa croisée, regardant machinalement le ciel en reconstruisant, comme ferait un auteur moderne, ce drame en plusieurs volumes. Et il voyait toujours sur ce fond ténébreux de Chouans, de gens de la campagne, de gentilshommes provinciaux, de chefs, de gens de justice, d’avocats, d’espions, se détacher radieuses les figures de la mère et de la fille ; de la fille abusant sa mère, de la fille victime d’un monstre, victime de son entraînement pour un de ces hommes hardis que plus tard on qualifia de héros, et à qui l’imagination de Godefroid prêtait des ressemblances avec les Charette, les Georges Cadoudal, avec les géants de cette lutte entre la République et la Monarchie.

Dès que Godefroid entendit le bonhomme Alain se remuant dans sa chambre, il y alla ; mais après avoir entr’ouvert la porte il revint chez lui. Le vieillard, agenouillé à son prie-Dieu, faisait ses prières du matin. L’aspect de cette tête blanchie, abîmée dans une pose pleine de piété, ramena Godefroid à ses devoirs oubliés, il se mit à prier fervemment.

— Je vous attendais, lui dit le bonhomme, en voyant entrer Godefroid au bout d’un quart d’heure, je suis allé au-devant de votre impatience en me levant plus tôt qu’à l’ordinaire.

— Madame Henriette ?… demanda Godefroid avec une anxiété visible.

— Est la fille de Madame, répondit le vieillard en interrompant Godefroid. Madame s’appelle Lechantre de La Chanterie. Sous l’Empire, on ne reconnaissait ni les titres nobiliaires, ni les noms ajoutés aux noms patronymiques ou primitifs. Ainsi la baronne des Tours-Minières s’appelait la femme Bryond. Le marquis d’Esgrignon reprenait son nom de Carol, il était le citoyen Carol, et plus tard le sieur Carol. Les Troisville devenaient les sieurs Guibelin.

— Mais qu’est-il arrivé ? l’Empereur a-t-il fait grâce ?

— Hélas ! non, répondit Alain. L’infortunée petite femme, à vingt et un ans, a péri sur l’échafaud. Après avoir lu la note de Bordin, l’Empereur répondit à peu près en ces termes à son Grand-Juge :

« Pourquoi s’acharner à l’espion ? Un agent n’est plus un homme, il ne doit plus en avoir les sentiments ; il est un rouage dans une machine. Bryond a fait son devoir. Si les instruments de ce genre n’étaient pas ce qu’ils sont, des barres d’acier, et intelligents seulement dans le sens de la domination qu’ils servent, il n’y aurait