« Mon Lucien, je n’ai pas une heure à vivre. À onze heures je serai morte, et je mourrai sans aucune douleur. J’ai payé cinquante mille francs une jolie petite groseille noire contenant un poison qui tue avec la rapidité de l’éclair. Ainsi, ma biche, tu pourras te dire : « Ma petite Esther n’a pas souffert… » Oui, je n’aurai souffert qu’en t’écrivant ces pages.
Ce monstre qui m’a si chèrement achetée, en sachant que le jour où je me regarderais comme à lui n’aurait pas de lendemain, Nucingen vient de partir, ivre comme un ours qu’on aurait grisé. Pour la première et la dernière fois de ma vie, j’ai pu comparer mon ancien métier de fille de joie à la vie de l’amour, superposer la tendresse qui s’épanouit dans l’infini à l’horreur du devoir qui voudrait s’anéantir au point de ne pas laisser de place au baiser. Il fallait ce dégoût pour trouver la mort adorable… J’ai pris un bain ; j’aurais voulu pouvoir faire venir le confesseur du couvent où j’ai reçu le baptême, me confesser, et me laver l’âme. Mais c’est assez de prostitution comme cela, ce serait profaner un sacrement, et je me sens d’ailleurs baignée dans les eaux d’un repentir sincère. Dieu fera de moi ce qu’il voudra.
Laissons toutes ces pleurnicheries, je veux être pour toi ton Esther jusqu’au dernier moment, ne pas t’ennuyer de ma mort, de l’avenir, du bon Dieu, qui ne serait pas bon s’il me tourmentait dans l’autre vie quand j’ai dévoré tant de douleurs dans celle-ci…
J’ai ton délicieux portrait fait par madame de Mirbel devant moi. Cette feuille d’ivoire me consolait de ton absence, je la regarde avec ivresse en t’écrivant mes dernières pensées, en te peignant les derniers battements de mon cœur. Je te mettrai sous ce pli le portrait, car je ne veux pas qu’on le pille ni qu’on le vende. La seule pensée de savoir ce qui a fait ma joie confondu sous le vitrage d’un marchand parmi des dames et des officiers de l’empire, ou des drôleries chinoises, me donne la petite mort.