Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 12.djvu/67

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— Il vaut mieux mourir à trente ans ! Eh ! bien, ce jour-là, tu m’as trouvée pensive, tu as fait des folies pour me distraire ; et, entre deux baisers, je t’ai dit encore : — Tous les jours les jolies femmes sortent du spectacle avant la fin !… Eh ! bien, je n’ai pas voulu voir la dernière pièce, voilà tout…

Tu dois me trouver bavarde, mais c’est mon dernier ragôt. Je t’écris comme je te parlais, et je veux te parler gaiement. Les couturières qui se lamentent m’ont toujours fait horreur ; tu sais que j’avais su bien mourir une fois déjà, à mon retour de ce fatal bal de l’Opéra, où l’on t’a dit que j’avais été fille !

Oh ! non, mon nini, ne donne jamais ce portrait, si tu savais avec quels flots d’amour je viens de m’abîmer dans tes yeux en les regardant avec ivresse pendant une pause que j’ai faite… tu penserais, en y reprenant l’amour que j’ai tâché d’incruster sur cet ivoire, que l’âme de ta biche aimée est là.

Une morte qui demande l’aumône, en voilà du comique ?… Allons, il faut savoir se tenir tranquille dans sa tombe.

Tu ne sais pas combien ma mort paraîtrait héroïque aux imbéciles s’ils savaient que cette nuit Nucingen m’a offert deux millions si je voulais l’aimer comme je t’aimais. Il sera joliment volé quand il saura que je lui ai tenu parole en crevant de lui. J’ai tout tenté pour continuer à respirer l’air que tu respires. J’ai dit à ce gros voleur : — Voulez-vous être aimé, comme vous le demandez, je m’engagerai même à ne jamais revoir Lucien… — Que faut-il faire ?… a-t-il demandé. — Donnez-moi deux millions pour lui ?… Non ! si tu avais vu sa grimace ? Ah ! j’en aurais ri, si ça n’avait pas été si tragique pour moi. — Évitez-vous un refus ! lui ai-je dit. Je le vois, vous tenez plus à deux millions qu’à moi. Une femme est toujours bien aise de savoir ce qu’elle vaut, ai-je ajouté en lui tournant le dos.

Ce vieux coquin saura dans quelques heures que je ne plaisantais pas.

Qu’est-ce qui te fera comme moi ta raie dans les cheveux ? Bah ! je ne veux plus penser à rien de la vie, je n’ai plus que cinq minutes, je les donne à Dieu ; n’en sois pas jaloux, mon cher ange, je veux lui parler de toi, lui demander ton bonheur pour prix de ma mort, et de mes punitions dans l’autre monde. Ça m’ennuie bien d’aller dans l’enfer, j’aurais voulu voir les anges pour savoir s’ils te ressemblent…