Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 13.djvu/15

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celle des pantalons des conscrits les moins fortunés. Ce sarreau, dans lequel un antiquaire aurait reconnu la saye (saga) ou le sayon des Gaulois, finissait à mi-corps, en se rattachant à deux fourreaux de peau de chèvre par des morceaux de bois grossièrement travaillés et dont quelques-uns gardaient leur écorce. Les peaux de bique, pour parler la langue du pays, qui lui garnissaient les jambes et les cuisses, ne laissaient distinguer aucune forme humaine. Des sabots énormes lui cachaient les pieds. Ses longs cheveux luisants, semblables aux poils de ses peaux de chèvres, tombaient de chaque côté de sa figure, séparés en deux parties égales, et pareils aux chevelures de ces statues du Moyen Age qu’on voit encore dans quelques cathédrales. Au lieu du bâton noueux que les conscrits portaient sur leurs épaules, il tenait appuyé sur sa poitrine, en guise de fusil, un gros fouet dont le cuir habilement tressé paraissait avoir une longueur double de celle des fouets ordinaires. La brusque apparition de cet être bizarre semblait facile à expliquer. Au premier aspect, quelques officiers supposèrent que l’inconnu était un réquisitionnaire ou conscrit (l’un se disait encore pour l’autre) qui se repliait sur la colonne en la voyant arrêtée. Néanmoins, l’arrivée de cet homme étonna singulièrement le commandant ; s’il n’en parut pas le moins du monde intimidé, son front devint soucieux ; et, après avoir toisé l’étranger, il répéta machinalement et comme occupé de pensées sinistres : — Oui, pourquoi ne viennent-ils pas ? le sais-tu, toi ?

— C’est que, répondit le sombre interlocuteur avec un accent qui prouvait une assez grande difficulté de parler français, c’est que là, dit-il en étendant sa rude et large main vers Ernée, là est le Maine, et là finit la Bretagne.

Puis il frappa fortement le sol en jetant le pesant manche de son fouet aux pieds du commandant. L’impression produite sur les spectateurs de cette scène par la harangue laconique de l’inconnu, ressemblait assez à celle que donnerait un coup de tam-tam frappé au milieu d’une musique. Le mot de harangue suffit à peine pour rendre la haine, les désirs de vengeance qu’exprimèrent un geste hautain, une parole brève et la contenance empreinte d’une énergie farouche et froide. La grossièreté de cet homme taillé comme à coups de hache, sa noueuse écorce, la stupide ignorance gravée sur ses traits, en faisaient une sorte de demi-dieu barbare. Il gardait une attitude prophétique et apparaissait là comme le génie même de la Bretagne, qui se relevait