Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 13.djvu/360

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Benassis fut bientôt de retour, et les deux futurs amis se remirent à table.

— Taboureau est venu tout à l’heure pour vous parler, dit Jacquotte à son maître en apportant les plats qu’elle avait entretenus chauds.

— Qui donc est malade chez lui ? demanda-t-il.

— Personne, monsieur, il veut vous consulter pour lui, à ce qu’il dit, et va revenir.

— C’est bien. Ce Taboureau, reprit Benassis en s’adressant à Genestas, est pour moi tout un traité de philosophie ; examinez-le bien attentivement quand il sera là, certes il vous amusera. C’était un journalier, brave homme, économe, mangeant peu, travaillant beaucoup. Aussitôt que le drôle a eu quelques écus à lui, son intelligence s’est développée ; il a suivi le mouvement que j’imprimais à ce pauvre canton, en cherchant à en profiter pour s’enrichir. En huit ans, il a fait une grande fortune, grande pour ce canton-ci. Peut-être possède-t-il maintenant une quarantaine de mille francs. Mais je vous donnerais à deviner en mille par quel moyen il a pu acquérir cette somme, que vous ne le trouverez pas. Il est usurier, si profondément usurier, et usurier par une combinaison si bien fondée sur l’intérêt de tous les habitants du canton, que je perdrais mon temps si j’entreprenais de les désabuser sur les avantages qu’ils croient retirer de leur commerce avec Taboureau. Quand ce diable d’homme a vu chacun cultivant les terres, il a couru aux environs acheter des grains pour fournir aux pauvres gens les semences, qui devaient leur être nécessaires. Ici, comme partout, les paysans, et même quelques fermiers, ne possédaient pas assez d’argent pour payer leurs semences. Aux uns, maître Taboureau prêtait un sac d’orge pour lequel ils lui rendaient un sac de seigle après la moisson ; aux autres, un setier de blé pour un sac de farine. Aujourd’hui mon homme a étendu ce singulier genre de commerce dans tout le Département. Si rien ne l’arrête en chemin, il gagnera peut-être un million. Eh ! bien, mon cher monsieur, le journalier Taboureau, brave garçon, obligeant, commode, donnait un coup de main à qui le lui demandait ; mais, au prorata de ses gains, monsieur Taboureau est devenu processif, chicaneur, dédaigneux. Plus il s’est enrichi, plus il s’est vicié. Dès que le paysan passe de sa vie purement laborieuse à la vie aisée ou à la possession territoriale, il devient insupportable. Il existe une classe à demi vertueuse, à demi vicieuse, à demi savante, ignorante à demi, qui sera