Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 13.djvu/63

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obéissaient les élégants au commencement du Consulat. Ce costume, tout à fait baroque, semblait avoir été inventé pour servir d’épreuve à la grâce, et montrer qu’il n’y a rien de si ridicule que la mode ne sache consacrer. Le cavalier paraissait avoir atteint l’âge de trente ans, mais il en avait à peine vingt-deux ; peut-être devait-il cette apparence soit à la débauche, soit aux périls de cette époque. Malgré cette toilette d’empirique, sa tournure accusait une certaine élégance de manières à laquelle on reconnaissait un homme bien élevé. Lorsque le capitaine se trouva près de la calèche, le muscadin parut deviner son dessein, et le favorisa en retardant le pas de son cheval ; Merle, qui lui avait jeté un regard sardonique, rencontra un de ces visages impénétrables, accoutumés par les vicissitudes de la Révolution à cacher toutes les émotions, même les moindres.

Au moment où le bout recourbé du vieux chapeau triangulaire et l’épaulette du capitaine furent aperçus par les dames, une voix d’une angélique douceur lui demanda : — Monsieur l’officier, auriez-vous la bonté de nous dire en quel endroit de la route nous nous trouvons ?

Il existe un charme inexprimable dans une question faite par une voyageuse inconnue, le moindre mot semble alors contenir toute une aventure ; mais si la femme sollicite quelque protection, en s’appuyant sur sa faiblesse et sur une certaine ignorance des choses, chaque homme n’est-il pas légèrement enclin à bâtir une fable impossible où il se fait heureux ? Aussi les mots de « Monsieur l’officier », la forme polie de la demande, portèrent-ils un trouble inconnu dans le cœur du capitaine. Il essaya d’examiner la voyageuse et fut singulièrement désappointé, car un voile jaloux lui en cachait les traits ; à peine même put-il en voir les yeux, qui, à travers la gaze, brillaient comme deux onyx frappés par le soleil.

— Vous êtes maintenant à une lieue d’Alençon, madame.

— Alençon, déjà ! Et la dame inconnue se rejeta, ou plutôt se laissa aller au fond de la voiture, sans plus rien répondre.

— Alençon, répéta l’autre femme en paraissant se réveiller. Vous allez revoir le pays.

Elle regarda le capitaine et se tut. Merle, trompé dans son espérance de voir la belle inconnue, se mit à en examiner la compagne. C’était une fille d’environ vingt-six ans, blonde, d’une jolie taille, et dont le teint avait cette fraîcheur de peau, cet éclat nourri