Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 13.djvu/636

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sa vie véritablement s’agrandissait du mouvement sublime de la nature.

— Ne restez pas plus longtemps là, madame, lui dit un homme dont la voix la fit tressaillir, vous ne pourriez plus retourner nulle part, car vous êtes séparée par plus de deux lieues de toute habitation ; à la nuit, la forêt est impraticable ; mais, ces dangers ne sont rien en comparaison de celui qui vous attend ici. Dans quelques instants il fera sur ce pic un froid mortel dont la cause est inconnue, et qui a déjà tué plusieurs personnes.

Madame Graslin aperçut au-dessous d’elle une figure presque noire de hâle où brillaient deux yeux qui ressemblaient à deux langues de feu. De chaque côté de cette face, pendait une large nappe de cheveux bruns, et dessous s’agitait une barbe en éventail. L’homme soulevait respectueusement un de ces énormes chapeaux à larges bords que portent les paysans au centre de la France, et montrait un de ces fronts dégarnis, mais superbes, par lesquels certains pauvres se recommandent à l’attention publique. Véronique n’eut pas la moindre frayeur, elle était dans une de ces situations où, pour les femmes, cessent toutes les petites considérations qui les rendent peureuses.

— Comment vous trouvez-vous là ? lui dit-elle.

— Mon habitation est à peu de distance, répondit l’inconnu.

— Et que faites-vous dans ce désert ? demanda Véronique.

— J’y vis.

— Mais comment et de quoi ?

— On me donne une petite somme pour garder toute cette partie de la forêt, dit-il en montrant le versant du pic opposé à celui qui regardait les plaines de Montégnac.

Madame Graslin aperçut alors le canon d’un fusil et vit un carnier. Si elle avait eu des craintes, elle eût été dès lors rassurée.

— Vous êtes garde ?

— Non, madame, pour être garde, il faut pouvoir prêter serment, et pour le prêter, il faut jouir de tous ses droits civiques…

— Qui êtes-vous donc ?

— Je suis Farrabesche, dit l’homme avec une profonde humilité en abaissant les yeux vers la terre.

Madame Graslin, à qui ce nom ne disait rien, regarda cet homme et observa dans sa figure, excessivement douce, des signes de férocité cachée : les dents mal rangées imprimaient à la bouche,