Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 13.djvu/79

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sembla tempérer la défiance du marin, dont la figure perdit son expression sévère, et il jeta sur mademoiselle de Verneuil des regards où se révélait un amour immodéré des femmes et non la respectueuse ardeur d’une passion naissante. La jeune fille n’en devint que plus circonspecte et réserva ses paroles affectueuses pour madame du Gua. Le jeune homme, se fâchant à lui tout seul, essaya, dans son amer dépit, de jouer aussi l’insensibilité. Mademoiselle de Verneuil ne parut pas s’apercevoir de ce manège, et se montra simple sans timidité, réservée sans pruderie. Cette rencontre de personnes qui ne paraissaient pas destinées à se lier, n’éveilla donc aucune sympathie bien vive. Il y eut même un embarras vulgaire, une gêne qui détruisirent tout le plaisir que mademoiselle de Verneuil et le jeune marin s’étaient promis un moment auparavant. Mais les femmes ont entre elles un si admirable tact des convenances, des liens si intimes ou de si vifs désirs d’émotions, qu’elles savent toujours rompre la glace dans ces occasions. Tout à coup, comme si les deux belles convives eussent eu la même pensée, elles se mirent à plaisanter innocemment leur unique cavalier, et rivalisèrent à son égard de moqueries, d’attentions et de soins ; cette unanimité d’esprit les laissait libres. Un regard ou un mot qui, échappés dans la gêne, ont de la valeur, devenaient alors insignifiants. Bref, au bout d’une demi-heure, ces deux femmes, déjà secrètement ennemies, parurent être les meilleures amies du monde. Le jeune marin se surprit alors à en vouloir autant à mademoiselle de Verneuil de sa liberté d’esprit que de sa réserve. Il était tellement contrarié, qu’il regrettait avec une sourde colère d’avoir partagé son déjeuner avec elle.

— Madame, dit mademoiselle de Verneuil à madame du Gua, monsieur votre fils est-il toujours aussi triste qu’en ce moment ?

— Mademoiselle, répondit-il, je me demandais à quoi sert un bonheur qui va s’enfuir. Le secret de ma tristesse est dans la vivacité de mon plaisir.

— Voilà des madrigaux, reprit-elle en riant, qui sentent plus la Cour que l’École polytechnique.

— Il n’a fait qu’exprimer une pensée bien naturelle, mademoiselle, dit madame du Gua, qui avait ses raisons pour apprivoiser l’inconnue.

— Allons, riez donc, reprit mademoiselle de Verneuil en souriant au jeune homme. Comment êtes-vous donc quand vous