Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 14.djvu/109

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
93
LA PEAU DE CHAGRIN

— Mais ni bien, ni mal. Je suis accablé de travail. J’ai entre les mains tous les matériaux nécessaires pour faire des mémoires historiques très-curieux, et je ne sais à qui les attribuer. Cela me tourmente, il faut se hâter, les mémoires vont passer de mode.

— Sont-ce des mémoires contemporains, anciens, sur la cour, sur quoi ?

— Sur l’affaire du Collier.

— N’est-ce pas un miracle ? me dit Rastignac en riant. Puis, se retournant vers le spéculateur : — Monsieur de Valentin, reprit-il en me désignant, est un de mes amis que je vous présente comme l’une de nos futures célébrités littéraires. Il avait jadis une tante fort bien en cour, marquise, et depuis deux ans il travaille à une histoire royaliste de la révolution. Puis, se penchant à l’oreille de ce singulier négociant, il lui dit : — C’est un homme de talent ; mais un niais qui peut vous faire vos mémoires, au nom de sa tante, pour cent écus par volume. — Le marché me va, répondit l’autre en haussant sa cravate. Garçon, mes huîtres, donc ! — Oui, mais vous me donnerez vingt-cinq louis de commission et lui paierez un volume d’avance, reprit Rastignac. — Non, non. Je n’avancerai que cinquante écus pour être plus sûr d’avoir promptement mon manuscrit. Rastignac me répéta cette conversation mercantile à voix basse. Puis sans me consulter : — Nous sommes d’accord, lui répondit-il. Quand pouvons-nous aller vous voir pour terminer cette affaire ? — Eh ! bien, venez dîner ici, demain soir, à sept heures. Nous nous levâmes, Rastignac jeta de la monnaie au garçon, mit la carte à payer dans sa poche, et nous sortîmes. J’étais stupéfait de la légèreté, de l’insouciance avec laquelle il avait vendu ma respectable tante, la marquise de Montbauron. — J’aime mieux m’embarquer pour le Brésil, et y enseigner aux Indiens l’algèbre, dont je ne sais pas un mot, que de salir le nom de ma famille !

Rastignac m’interrompit par un éclat de rire. — Es-tu bête ! Prends d’abord les cinquante écus et fais les mémoires. Quand ils seront achevés, tu refuseras de les mettre sous le nom de ta tante, imbécile ! Madame de Montbauron, morte sur l’échafaud, ses paniers, ses considérations, sa beauté, son fard, ses mules valent bien plus de six cents francs. Si le libraire ne veut pas alors payer ta tante ce qu’elle vaut, il trouvera quelque vieux chevalier d’industrie, ou je ne sais quelle fangeuse comtesse pour signer les