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LA PEAU DE CHAGRIN

traits et ses yeux en sollicitant une fusion de nos sentiments, une de ces soudaines harmonies qui, réveillées par les notes, font vibrer les âmes à l’unisson ; mais sa main était muette et ses yeux ne disaient rien. Quand le feu de mon cœur émané de tous mes traits la frappait trop fortement au visage, elle me jetait ce sourire cherché, phrase convenue qui se reproduit au salon sur les lèvres de tous les portraits. Elle n’écoutait pas la musique. Les divines pages de Rossini, de Cimarosa, de Zingarelli, ne lui rappelaient aucun sentiment, ne lui traduisaient aucune poésie de sa vie ; son âme était aride. Fœdora se produisait là comme un spectacle dans le spectacle. Sa lorgnette voyageait incessamment de loge en loge ; inquiète, quoique tranquille, elle était victime de la mode : sa loge, son bonnet, sa voiture, sa personne étaient tout pour elle. Vous rencontrez souvent des gens de colossale apparence de qui le cœur est tendre et délicat sous un corps de bronze ; mais elle cachait un cœur de bronze sous sa frêle et gracieuse enveloppe. Ma fatale science me déchirait bien des voiles. Si le bon ton consiste à s’oublier pour autrui, à mettre dans sa voix et dans ses gestes une constante douceur, à plaire aux autres en les rendant contents d’eux-mêmes, malgré sa finesse, Fœdora n’avait pas effacé tout vestige de sa plébéienne origine : son oubli d’elle-même était fausseté ; ses manières, au lieu d’être innées, avaient été laborieusement conquises ; enfin sa politesse sentait la servitude. Eh ! bien, ses paroles emmiellées étaient pour ses favoris l’expression de la bonté, sa prétentieuse exagération était un noble enthousiasme. Moi seul avais étudié ses grimaces, j’avais dépouillé son être intérieur de la mince écorce qui suffit au monde, et n’étais plus dupe de ses singeries ; je connaissais à fond son âme de chatte. Quand un niais la complimentait, la vantait, j’avais honte pour elle. Et je l’aimais toujours ! j’espérais fondre ses glaces sous les ailes d’un amour de poète. Si je pouvais une fois ouvrir son cœur aux tendresses de la femme, si je l’initiais à la sublimité des dévouements, je la voyais alors parfaite ; elle devenait un ange. Je l’aimais en homme, en amant, en artiste, quand il aurait fallu ne pas l’aimer pour l’obtenir : un fat bien gourmé, un froid calculateur, en aurait triomphé peut-être. Vaine, artificieuse, elle eût sans doute entendu le langage de la vanité, se serait laissé entortiller dans les piéges d’une intrigue, elle eût été dominée par un homme sec et glacé. Des douleurs acérées entraient jusqu’au vif