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ÉTUDES PHILOSOPHIQUES.

France, duc. Je me ferai tout ce que vous voudrez que je sois ? — Vous avez, dit-elle en souriant, assez bien employé votre temps chez l’avoué, vos plaidoyers ont de la chaleur. — Tu as le présent, m’écriai-je, et moi l’avenir. Je ne perds qu’une femme, et tu perds un nom, une famille. Le temps est gros de ma vengeance, il t’apportera la laideur et une mort solitaire, à moi la gloire ! — Merci de la péroraison, dit-elle en retenant un bâillement et témoignant par son attitude le désir de ne plus me voir. Ce mot m’imposa silence. Je lui jetai ma haine dans un regard et je m’enfuis.

Il fallait oublier Fœdora, me guérir de ma folie, reprendre ma studieuse solitude ou mourir. Je m’imposai donc des travaux exorbitants, je voulus achever mes ouvrages. Pendant quinze jours, je ne sortis pas de ma mansarde, et consumai toutes mes nuits en de pâles études. Malgré mon courage et les inspirations de mon désespoir, je travaillais difficilement, par saccades. La muse avait fui. Je ne pouvais chasser le fantôme brillant et moqueur de Fœdora. Chacune de mes pensées couvait une autre pensée maladive, je ne sais quel désir, terrible comme un remords. J’imitai les anachorètes de la Thébaïde. Sans prier comme eux, comme eux je vivais dans un désert, creusant mon âme au lieu de creuser des rochers. Je me serais au besoin serré les reins avec une ceinture armée de pointes, pour dompter la douleur morale par la douleur physique. Un soir, Pauline pénétra dans ma chambre. — Vous vous tuez, me dit-elle d’une voix suppliante ; vous devriez sortir, allez voir vos amis. — Ah ! Pauline ! votre prédiction était vraie. Fœdora me tue, je veux mourir. La vie m’est insupportable. — Il n’y a donc qu’une femme dans le monde ? dit-elle en souriant. Pourquoi mettez-vous des peines infinies dans une vie si courte ? — Je regardai Pauline avec stupeur. Elle me laissa seul. Je ne m’étais pas aperçu de sa retraite, j’avais entendu sa voix, sans comprendre le sens de ses paroles. Bientôt je fus obligé de porter le manuscrit de mes mémoires à mon entrepreneur de littérature. Préoccupé par ma passion, j’ignorais comment j’avais pu vivre sans argent, je savais seulement que les quatre cent cinquante francs qui m’étaient dus suffiraient à payer mes dettes ; j’allai donc chercher mon salaire, et je rencontrai Rastignac, qui me trouva changé, maigri. — De quel hôpital sors-tu ? me dit-il. — Cette femme me tue, répondis-je. Je ne puis ni la mépriser ni l’oublier. — Il vaut mieux la tuer, tu n’y songeras peut-être plus, s’écria-t-il en riant. — J’y