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LA PEAU DE CHAGRIN

d’une idée, ou à déjeuner, entouré d’amis, de joie, de douces railleries, je pouvais voir entrer un monsieur en habit marron, tenant à la main un chapeau râpé. Ce monsieur sera ma dette, ce sera ma lettre de change, un spectre qui flétrira ma joie, me forcera de quitter la table pour lui parler ; il m’enlèvera ma gaieté, ma maîtresse, tout jusqu’à mon lit. Le remords est plus tolérable, il ne nous met ni dans la rue ni à Sainte-Pélagie, il ne nous plonge pas dans cette exécrable sentine du vice, il ne nous jette qu’à l’échafaud où le bourreau anoblit : au moment de notre supplice, tout le monde croit à notre innocence ; tandis que la société ne laisse pas une vertu au débauché sans argent. Puis ces dettes à deux pattes, habillées de drap vert, portant des lunettes bleues ou des parapluies multicolores ; ces dettes incarnées avec lesquelles nous nous trouvons face à face au coin d’une rue, au moment où nous sourions, ces gens allaient avoir l’horrible privilége de dire : — « Monsieur de Valentin me doit et ne me paie pas. Je le tiens. Ah ! qu’il n’ait pas l’air de me faire mauvaise mine ! » Il faut saluer nos créanciers, les saluer avec grâce. « Quand me paierez-vous ? » disent-ils. Et nous sommes dans l’obligation de mentir, d’implorer un autre homme pour de l’argent, de nous courber devant un sot assis sur sa caisse, de recevoir son froid regard, son regard de sangsue plus odieux qu’un soufflet, de subir sa morale de Barême et sa crasse ignorance. Une dette est une œuvre d’imagination qu’ils ne comprennent pas. Des élans de l’âme entraînent, subjuguent souvent un emprunteur, tandis que rien de grand ne subjugue, rien de généreux ne guide ceux qui vivent dans l’argent et ne connaissent que l’argent. J’avais horreur de l’argent. Enfin la lettre de change peut se métamorphoser en vieillard chargé de famille, flanqué de vertus. Je devrais peut-être à un vivant tableau de Greuze, à un paralytique environné d’enfants, à la veuve d’un soldat, qui tous me tendront des mains suppliantes. Terribles créanciers avec lesquels il faut pleurer, et quand nous les avons payés, nous leur devons encore des secours. La veille de l’échéance, je m’étais couché dans ce calme faux des gens qui dorment avant leur exécution, avant un duel, ils se laissent toujours bercer par une menteuse espérance. Mais en me réveillant, quand je fus de sang-froid, quand je sentis mon âme emprisonnée dans le portefeuille d’un banquier, couchée sur des états, écrite à l’encre rouge, mes dettes jaillirent partout comme des sauterelles ; elles étaient dans ma pen-