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LA PEAU DE CHAGRIN

En été, je dois, avec des tas de glace, maintenir la température au même degré de fraîcheur, et mettre en tous temps des fleurs nouvelles partout. Il est riche ? il a mille francs à manger par jour, il peut faire ses fantaisies. Il a été privé assez long-temps du nécessaire, le pauvre enfant ! Il ne tourmente personne, il est bon comme le bon pain, jamais il ne dit mot, mais, par exemple, silence complet à l’hôtel et dans le jardin ! Enfin, mon maître n’a pas un seul désir à former, tout marche au doigt et à l’œil, et recta ! Et il a raison, si l’on ne tient pas les domestiques, tout va à la débandade. Je lui dis tout ce qu’il doit faire, et il m’écoute. Vous ne sauriez croire à quel point il a poussé la chose. Ses appartements sont… en… en comment donc ? ah ! en enfilade. Eh bien ! il ouvre, une supposition, la porte de sa chambre ou de son cabinet, crac ! toutes les portes s’ouvrent d’elles-mêmes par un mécanisme. Pour lors, il peut aller d’un bout à l’autre de sa maison sans trouver une seule porte fermée. C’est gentil et commode et agréable pour nous autres ! Ça nous a coûté gros, par exemple ! Enfin, finalement, monsieur Porriquet, il m’a dit : « Jonathas, tu auras soin de moi comme d’un enfant au maillot. Au maillot, oui, monsieur, au maillot qu’il a dit. Tu penseras à mes besoins, pour moi. » Je suis le maître, entendez-vous ? et il est quasiment le domestique. Le pourquoi ? Ah ! par exemple, voilà ce que personne au monde ne sait que lui et le bon Dieu. C’est inconciliable !

— Il fait un poème, s’écria le vieux professeur.

— Vous croyez, monsieur, qu’il fait un poème ? C’est donc bien assujettissant, ça ! Mais, voyez-vous, je ne crois pas. Il me répète souvent qu’il veut vivre comme une vergétation, en vergétant. Et pas plus tard qu’hier, monsieur Porriquet, il regardait une tulipe, et il disait en s’habillant : « Voilà ma vie. Je vergète, mon pauvre Jonathas. » À cette heure, d’autres prétendent qu’il est monomane. C’est inconciliable !

— Tout me prouve, Jonathas, reprit le professeur avec une gravité magistrale qui imprima un profond respect au vieux valet de chambre, que votre maître s’occupe d’un grand ouvrage. Il est plongé dans de vastes méditations, et ne veut pas en être distrait par les préoccupations de la vie vulgaire. Au milieu de ses travaux intellectuels, un homme de génie oublie tout. Un jour le célèbre Newton…

— Ah ! Newton, bien, dit Jonathas. Je ne le connais pas.