Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 14.djvu/342

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vu finir malheureusement leurs amours. Cette apparente bizarrerie doit avoir sa cause. Peut-être l’homme vit-il plus par le sentiment que par le plaisir ? peut-être le charme tout physique d’une belle femme a-t-il des bornes, tandis que le charme essentiellement moral d’une femme de beauté médiocre est infini ? N’est-ce pas la moralité de la fabulation sur laquelle reposent Les Mille et une Nuits. Femme d’Henri VIII, une laide aurait défié la hache et soumis l’inconstance du maître. Par une bizarrerie assez explicable chez une fille d’origine espagnole, Mme Claës était ignorante. Elle savait lire et écrire ; mais jusqu’à l’âge de vingt ans, époque à laquelle ses parents la tirèrent du couvent, elle n’avait lu que des ouvrages ascétiques. En entrant dans le monde, elle eut d’abord soif des plaisirs du monde et n’apprit que les sciences futiles de la toilette ; mais elle fut si profondément humiliée de son ignorance qu’elle n’osait se mêler à aucune conversation ; aussi passa-t-elle pour avoir peu d’esprit. Cependant, cette éducation mystique avait eu pour résultat de laisser en elle les sentiments dans toute leur force, et de ne point gâter son esprit naturel.

Sotte et laide comme une héritière aux yeux du monde, elle devint spirituelle et belle pour son mari. Balthazar essaya bien pendant les premières années de son mariage de donner à sa femme les connaissances dont elle avait besoin pour être bien dans le monde ; mais il était sans doute trop tard, elle n’avait que la mémoire du cœur. Joséphine n’oubliait rien de ce que lui disait Claës, relativement à eux-mêmes ; elle se souvenait des plus petites circonstances de sa vie heureuse, et ne se rappelait pas le lendemain sa leçon de la veille.

Cette ignorance eût causé de grands discords entre d’autres époux ; mais Mme Claës avait une si naïve entente de la passion, elle aimait si pieusement, si saintement son mari, et le désir de conserver son bonheur la rendait si adroite qu’elle s’arrangeait toujours pour paraître le comprendre, et laissait rarement arriver les moments où son ignorance eût été par trop évidente. D’ailleurs quand deux personnes s’aiment assez pour que chaque jour soit pour eux le premier de leur passion, il existe dans ce fécond bonheur des phénomènes qui changent toutes les conditions de la vie.

N’est-ce pas alors comme une enfance insouciante de tout ce qui n’est pas rire, joie, plaisir ? Puis, quand la vie est bien active, quand les foyers en sont bien ardents, l’homme laisse aller la combustion sans y penser ou la discuter, sans mesurer les moyens ni la fin. Jamais