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Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 14.djvu/412

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expirer tu m’as prouvé que tu appartenais plus à la science qu’à la Famille. Voici ta femme morte et ta propre fortune consumée. Ta fortune et ta femme t’appartenaient, tu pouvais en disposer ; mais le jour où je ne serai plus, ma fortune sera celle de tes enfants, et tu ne pourras en rien prendre. Que vas-tu donc devenir ? Maintenant, je te dois la vérité, les mourants voient loin ! où sera désormais le contrepoids qui balancera la passion maudite de laquelle tu as fait ta vie ? si tu m’y as sacrifiée, tes enfants seront bien légers devant toi, car je te dois cette justice d’avouer que tu me préférais à tout. Deux millions et six années de travaux ont été jetés dans ce gouffre, et tu n’as rien trouvé… »

À ces mots, Claës mit sa tête blanchie dans ses mains et se cacha le visage.

« Tu ne trouveras rien que la honte pour toi, la misère pour tes enfants, reprit la mourante. Déjà l’on te nomme par dérision Claës-l’alchimiste, plus tard ce sera Claës-le-fou ! Moi, je crois en toi. Je te sais grand, savant, plein de génie ; mais pour le vulgaire, le génie ressemble à de la folie. La gloire est le soleil des morts, de ton vivant, tu seras malheureux comme tout ce qui fut grand, et tu ruineras tes enfants. Je m’en vais sans avoir joui de ta renommée, qui m’eût consolée d’avoir perdu le bonheur. Eh bien, mon cher Balthazar, pour me rendre cette mort moins amère, il faudrait que je fusse certaine que nos enfants auront un morceau de pain ; mais rien, pas même toi, ne pourrait calmer mes inquiétudes…

— Je jure, dit Claës, de…

— Ne jure pas, mon ami, pour ne point manquer à tes serments, dit-elle en l’interrompant. Tu nous devais ta protection, elle nous a failli depuis près de sept années. La science est ta vie. Un grand homme ne peut avoir ni femme, ni enfants. Allez seuls dans vos voies de misère ! vos vertus ne sont pas celles des gens vulgaires, vous appartenez au monde, vous ne sauriez appartenir ni à une femme, ni à une famille. Vous desséchez la terre à l’entour de vous comme font de grands arbres ! moi, pauvre plante, je n’ai pu m’élever assez haut, j’expire à moitié de ta vie. J’attendais ce dernier jour pour te dire ces horribles pensées, que je n’ai découvertes qu’aux éclairs de la douleur et du désespoir.

Épargne mes enfants ! Que ce mot retentisse dans ton cœur ! Je te le dirai jusqu’à mon dernier soupir.

La femme est morte, vois-tu ? tu l’as dépouillée