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ÉTUDES PHILOSOPHIQUES.

armé d’un blessant égoïsme ? Il existe autour de lui je ne sais quel tourbillon de pensées dans lequel il enveloppe tout, même sa maîtresse, qui doit en suivre le mouvement. Une femme adulée peut-elle croire à l’amour d’un tel homme ? Ira-t-elle le chercher ? Cet amant n’a pas le loisir de s’abandonner autour d’un divan à ces petites singeries de sensibilité auxquelles les femmes tiennent tant et qui sont le triomphe des gens faux et insensibles. Le temps manque à ses travaux, comment en dépenserait-il à se rapetisser, à se chamarrer ? Prêt à donner ma vie d’un coup, je ne l’aurais pas avilie en détail. Enfin il existe, dans le manège d’un agent de change qui fait les commissions d’une femme pâle et minaudière, je ne sais quoi de mesquin dont l’artiste a horreur. L’amour abstrait ne suffit pas à un homme pauvre et grand, il en veut tous les dévouements. Les petites créatures qui passent leur vie à essayer des cachemires ou se font les porte-manteaux de la mode, n’ont pas de dévouement, elles en exigent et voient dans l’amour le plaisir de commander, non celui d’obéir. La véritable épouse en cœur, en chair et en os, se laisse traîner là où va celui en qui réside sa vie, sa force, sa gloire, son bonheur. Aux hommes supérieurs, il faut des femmes orientales dont l’unique pensée soit l’étude de leurs besoins : pour eux, le malheur est dans le désaccord de leurs désirs et des moyens. Moi, qui me croyais homme de génie, j’aimais précisément ces petites-maîtresses ! Nourrissant des idées si contraires aux idées reçues, ayant la prétention d’escalader le ciel sans échelle, possédant des trésors qui n’avaient pas cours, armé de connaissances étendues qui surchargeaient ma mémoire et que je n’avais pas encore classées, que je ne m’étais point assimilées ; me trouvant sans parents, sans amis, seul au milieu du plus affreux désert, un désert pavé, un désert animé, pensant, vivant, où tout vous est bien plus qu’ennemi, indifférent ! la résolution que je pris était naturelle, quoique folle ; elle comportait je ne sais quoi d’impossible qui me donna du courage. Ce fut comme un parti fait avec moi-même, et dont j’étais le joueur et l’enjeu. Voici mon plan. Mes onze cents francs devaient suffire à ma vie pendant trois ans ; je m’accordais ce temps pour mettre au jour un ouvrage qui pût attirer l’attention publique sur moi, me faire une fortune ou un nom. Je me réjouissais en pensant que j’allais vivre de pain et de lait, comme un solitaire de la Thébaïde, plongé dans le monde des livres et des idées, dans une sphère