Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 15.djvu/116

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repas auquel Giardini fut admis par la fantaisie qu’il eut de ne point séparer le drame et la parodie, le jour de la première représentation de l’opéra de Robert-le-Diable, à la répétition duquel il avait assisté, et qui lui parut propre à dessiller les yeux de son malade. Dès le second service, Gambara déjà ivre se plaisanta lui-même avec beaucoup de grâce, et Giardini avoua que ses innovations culinaires ne valaient pas le diable. Andrea n’avait rien négligé pour opérer ce double miracle. L’Orvieto, le Montefiascone, amenés avec les précautions infinies qu’exige leur transport, le Lacryma-Christi, le Giro, tous les vins chauds de la cara patria faisaient monter aux cerveaux des convives la double ivresse de la vigne et du souvenir. Au dessert, le musicien et le cuisinier abjurèrent gaiement leurs erreurs : l’un fredonnait une cavatine de Rossini, l’autre entassait sur son assiette des morceaux qu’il arrosait de marasquin de Zara, en faveur de la cuisine française. Le comte profita de l’heureuse disposition de Gambara, qui se laissa conduire à l’Opéra avec la douceur d’un agneau. Aux premières notes de l’introduction, l’ivresse de Gambara parut se dissiper pour faire place à cette excitation fébrile qui parfois mettait en harmonie son jugement et son imagination, dont le désaccord habituel causait sans doute sa folie, et la pensée dominante de ce grand drame musical lui apparut dans son éclatante simplicité, comme un éclair qui sillonna la nuit profonde où il vivait. A ses yeux dessillés, cette musique dessina les horizons immenses d’un monde où il se trouvait jeté pour la première fois, tout en y reconnaissant des accidents déjà vus en rêve. Il se crut transporté dans les campagnes de son pays, où commence la belle Italie et que Napoléon nommait si judicieusement le glacis des Alpes. Reporté par le souvenir au temps où sa raison jeune et vive n’avait pas encore été troublée par l’extase de sa trop riche imagination, il écouta dans une religieuse attitude et sans vouloir dire un seul mot. Aussi le comte respecta-t-il le travail intérieur qui se faisait dans cette âme. Jusqu’à minuit et demi Gambara resta si profondément immobile, que les habitués de l’Opéra durent le prendre pour ce qu’il était, un homme ivre. Au retour, Andrea se mit à attaquer l’œuvre de Meyerbeer, afin de réveiller Gambara, qui restait plongé dans un de ces demi-sommeils que connaissent les buveurs.

— Qu’y a-t-il donc de si magnétique dans cette incohérente partition, pour qu’elle vous mette dans la position d’un somnambule ?