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Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 15.djvu/165

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Jeanne, ma mignonne, lui dit-il, ne soyez pas rancunière, et donnez-moi la main. On ne sait comment se comporter avec vous autres femmes. Je vous apporte de nouveaux honneurs, de nouvelles richesses, tête-dieu ! vous me recevez comme un maheustre qui tombe en un parti de manants ! Mon gouvernement va m’obliger à de longues absences, jusqu’à ce que je l’aie échangé contre celui de Normandie ; au moins, ma mignonne, faites-moi bon visage pendant mon séjour ici.

La comtesse comprit le sens de ces paroles dont la feinte douceur ne pouvait plus la tromper.

— Je connais mes devoirs, répondit-elle avec un accent de mélancolie que son mari prit pour de la tendresse.

Cette timide créature avait trop de pureté, trop de grandeur pour essayer, comme certaines femmes adroites, de gouverner le comte en mettant du calcul dans sa conduite, espèce de prostitution par laquelle les belles âmes se trouvent salies. Elle s’éloigna silencieuse pour aller consoler son désespoir en promenant Etienne.

— Tête-dieu pleine de reliques ! je ne serai donc jamais aimé, s’écria le comte en surprenant une larme dans les yeux de sa femme au moment où elle sortit.

Incessamment menacée, la maternité devint chez la comtesse une passion qui prit la violence que les femmes portent dans leurs sentiments coupables. Par une espèce de sortilége dont le secret gît dans le cœur de toutes les mères, et qui eut encore plus de force entre la comtesse et son fils, elle réussit à lui faire comprendre le péril qui le menaçait sans cesse, et lui apprit à redouter l’approche de son père. La scène terrible de laquelle Etienne avait été témoin se grava dans sa mémoire, de manière à produire en lui comme une maladie. Il finit par pressentir la présence du comte avec tant de certitude, que, si l’un de ces sourires dont les signes imperceptibles éclatent aux yeux d’une mère, animait sa figure au moment où ses organes imparfaits, déjà façonnés par la crainte, lui annonçaient la marche lointaine de son père, ses traits se contractaient, et l’oreille de la mère n’était pas plus alerte que l’instinct du fils. Avec l’âge, cette faculté créée par la terreur grandit si bien, que, semblable aux Sauvages de l’Amérique, Etienne distinguait le pas de son père, savait écouter sa voix à des distances éloignées, et prédisait sa venue. Voir le sentiment de terreur que son