Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 15.djvu/19

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oreilles ! M’entendez-vous ? sortez, monsieur le duc ! Ce jeune prince vous rendra le million que je vous coûte, si vous y tenez.

— Je ne rendrai rien, dit Emilio tout bas.

— Eh ! nous n’avons rien à rendre, c’est peu d’un million pour avoir Clarina Tinti quand on est si laid. Allons, sortez, dit-elle au duc, vous m’avez renvoyée, et moi je vous renvoie, partant quitte.

Sur un geste du vieux duc, qui paraissait vouloir résister à cet ordre intimé dans une attitude digne du rôle de Sémiramis, qui avait acquis à la Tinti son immense réputation, la prima-donna s’élança sur le vieux singe et le mit à la porte.

— Si vous ne me laissez pas tranquille ce soir, nous ne nous reverrons jamais. Mon jamais vaut mieux que le vôtre, lui dit-elle.

— Tranquille, reprit le duc en laissant échapper un rire amer, il me semble, ma chère idole, que c’est agitata que je vous laisse.

Le duc sortit. Cette lâcheté ne surprit point Emilio. Tous ceux qui se sont accoutumés à quelque goût particulier, choisi dans tous les effets de l’amour, et qui concorde à leur nature, savent qu’aucune considération n’arrête un homme qui s’est fait une habitude de sa passion. La Tinti bondit comme un faon de la porte au lit.

— Prince, pauvre, jeune et beau, mais c’est un conte de fée !… dit-elle.

La Sicilienne se posa sur le lit avec une grâce qui rappelait le naïf laissez-aller de l’animal, l’abandon de la plante vers le soleil, ou le plaisant mouvement de valse par lequel les rameaux se donnent au vent. En détachant les poignets de sa robe, elle se mit à chanter, non plus avec la voix destinée aux applaudissements de la Fenice, mais d’une voix troublée par le désir. Son chant fut une brise qui apportait au cœur les caresses de l’amour. Elle regardait à la dérobée Emilio, tout aussi confus qu’elle ; car cette femme de théâtre n’avait plus l’audace qui lui avait animé les yeux, les gestes et la voix en renvoyant le duc ; non, elle était humble comme la courtisane amoureuse. Pour imaginer la Tinti, il faudrait avoir vu l’une des meilleures cantatrices françaises à son début dans il Fazzoletto, opéra de Garcia que les Italiens jouaient alors au théâtre de la rue Louvois ; elle était si belle, qu’un pauvre garde-du-corps, n’ayant pu se faire écouter, se tua de désespoir. La prima-donna de la Fenice offrait la même finesse d’expression, la même élégance de formes, la même jeunesse ; mais il y surabondait cette chaude couleur de Sicile qui dorait sa beauté ; puis sa voix était