Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 15.djvu/238

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mille, où la religion, où la sainteté des sentiments et l’honneur étaient dans l’air, la pauvre fille de joie, mère déshéritée de son enfant, put supporter ses douleurs en voyant Juana, vierge, épouse et mère, mère heureuse pendant toute une longue vie. La courtisane laissa sur le seuil de cette maison une de ces larmes que recueillent les anges. Depuis ce jour de deuil et d’espérance, la Marana, ramenée par d’invincibles pressentiments, était revenue à trois reprises pour revoir sa fille. La première fois, Juana se trouvait en proie à une maladie dangereuse. — « Je le savais », dit-elle à Perez en arrivant chez lui. Dans son sommeil et de loin, elle avait aperçu Juana mourante. Elle la servit, la veilla ; puis, un matin, pendant que sa fille en convalescence dormait, elle la baisa au front, et partit sans s’être trahie. La mère chassait la courtisane. Une seconde fois, la Marana vint dans l’église où communiait Juana de Mancini. Vêtue simplement, obscure, cachée dans le coin d’un pilier, la mère proscrite se reconnut dans sa fille telle qu’elle avait été un jour, céleste figure d’ange, pure comme l’est la neige tombée le matin même sur une Alpe. Courtisane dans sa maternité même, la Marana sentit au fond de son âme une jalousie plus forte que ne l’étaient tous ses amours ensemble, et sortit de l’église, incapable de résister plus longtemps au désir de tuer dona Lagounia, en la voyant là, le visage rayonnant, être trop bien la mère. Enfin, une dernière rencontre eut lieu ente la mère et la fille, à Milan, où le marchand et sa femme étaient allés. La Marana passait au Corso dans tout l’appareil d’une souveraine, elle apparut à sa fille, rapide comme un éclair, et n’en fut pas reconnue. Effroyable angoisse ! À cette Marana chargée de baisers, il en manquait un, un seul, pour lequel elle aurait vendu tous les autres, le baiser frais et joyeux donné par une fille à sa mère, à sa mère honorée, à sa mère en qui resplendissent toutes les vertus domestiques. Juana vivante était morte pour elle ! Une pensée ranima cette courtisane, à laquelle le duc de Lina disait alors : — « Qu’avez-vous, mon amour ? » Pensée délicieuse ! Juana était désormais sauvée. Elle serait la plus humble des femmes peut-être, mais non pas une infâme courtisane à qui tous les hommes pouvaient dire : « Qu’avez-vous, mon amour ! » Enfin, le marchand et sa femme avaient accompli leurs devoirs avec une rigoureuse intégrité. La fortune de Juana, devenue la leur, serait décuplée. Perez de Lagounia, le plus riche négociant de la province, portait à la jeune fille un sentiment à demi