Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 15.djvu/296

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naient à Zembin, il confia le sort de l’arrière-garde de Studzianka à Éblé, ce sauveur de tous ceux qui survécurent aux calamités de la Bérésina. Ce fut environ vers minuit que ce grand général, suivi d’un officier de courage, quitta la petite cabane qu’il occupait auprès du pont, et se mit à contempler le spectacle que présentait le camp situé entre la rive de la Bérésina et le chemin de Borizof à Studzianka. Le canon des Russes avait cessé de tonner ; des feux innombrables, qui, au milieu de cet amas de neige, pâlissaient et semblaient ne pas jeter de lueur, éclairaient çà et là des figures qui n’avaient rien d’humain. Des malheureux, au nombre de trente mille environ, appartenant à toutes les nations que Napoléon avait jetées sur la Russie, étaient là, jouant leurs vies avec une brutale insouciance.

— Sauvons tout cela, dit le général à l’officier. Demain matin les Russes seront maîtres de Studzianka. Il faudra donc brûler le pont au moment où ils paraîtront ; ainsi, mon ami, du courage ! Fais-toi jour jusqu’à la hauteur. Dis au général Fournier qu’à peine a-t-il le temps d’évacuer sa position, de percer tout ce monde, et de passer le pont. Quand tu l’auras vu se mettre en marche, tu le suivras. Aidé par quelques hommes valides, tu brûleras sans pitié les bivouacs, les équipages, les caissons, les voitures, tout ! Chasse ce monde-là sur le pont ! Contrains tout ce qui a deux jambes à se réfugier sur l’autre rive. L’incendie est maintenant notre dernière ressource. Si Berthier m’avait laissé détruire ces damnés équipages, ce fleuve n’aurait englouti personne que mes pauvres pontonniers, ces cinquante héros qui ont sauvé l’armée et qu’on oubliera ?

Le général porta la main à son front et resta silencieux. Il sentait que la Pologne serait son tombeau, et qu’aucune voix ne s’élèverait en faveur de ces hommes sublimes qui se tinrent dans l’eau, l’eau de la Bérésina ! pour y enfoncer les chevalets des ponts. Un seul d’entre eux vit encore, ou, pour être exact, souffre dans un village, ignoré ! L’aide de camp partit. À peine ce généreux officier avait-il fait cent pas vers Studzianka, que le général Éblé réveilla plusieurs de ses pontonniers souffrants, et commença son œuvre charitable en brûlant les bivouacs établis autour du pont, et obligeant ainsi les dormeurs qui l’entouraient à passer la Bérésina. Cependant le jeune aide de camp était arrivé, non sans peine, à la seule maison de bois qui fût restée debout, à Studzianka.