Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 15.djvu/317

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Le colonel sentit son cœur se gonfler, ses paupières devenir humides. Mais il vit tout à coup la comtesse lui montrer un peu de sucre qu’elle avait trouvé en le fouillant pendant qu’il parlait. Il avait donc pris pour une pensée humaine ce degré de raison que suppose la malice du singe. Philippe perdit connaissance. Monsieur Fanjat trouva la comtesse assise sur le corps du colonel. Elle mordait son sucre en témoignant son plaisir par des minauderies qu’on aurait admirées si, quand elle avait sa raison, elle eût voulu imiter par plaisanterie sa perruche ou sa chatte.

— Ah ! mon ami, s’écria Philippe en reprenant ses sens, je meurs tous les jours, à tous les instants ! J’aime trop ! Je supporterais tout si, dans sa folie, elle avait gardé un peu du caractère féminin. Mais la voir toujours sauvage et même dénuée de pudeur, la voir…

— Il vous fallait donc une folie d’opéra, dit aigrement le docteur. Et vos dévouements d’amour sont donc soumis à des préjugés ? Hé quoi ! monsieur, je me suis privé pour vous du triste bonheur de nourrir ma nièce, je vous ai laissé le plaisir de jouer avec elle, je n’ai gardé pour moi que les charges les plus pesantes. Pendant que vous dormez, je veille sur elle, je… Allez, monsieur, abandonnez-la. Quittez ce triste ermitage. Je sais vivre avec cette chère petite créature ; je comprends sa folie, j’épie ses gestes, je suis dans ses secrets. Un jour vous me remercierez.

Le colonel quitta les Bons-Hommes, pour n’y plus revenir qu’une fois. Le docteur fut épouvanté de l’effet qu’il avait produit sur son hôte, il commençait à l’aimer à l’égal de sa nièce. Si des deux amants il y en avait un digne de pitié, c’était certes Philippe : ne portait-il pas à lui seul le fardeau d’une épouvantable douleur ! Le médecin fit prendre des renseignements sur le colonel, et apprit que le malheureux s’était réfugié dans une terre qu’il possédait près de Saint-Germain. Le baron avait, sur la foi d’un rêve, conçu un projet pour rendre la raison à la comtesse. À l’insu du docteur, il employait le reste de l’automne aux préparatifs de cette immense entreprise. Une petite rivière coulait dans son parc, où elle inondait en hiver un grand marais qui ressemblait à peu près à celui qui s’étendait le long de la rive droite de la Bérésina. Le village de Satout, situé sur une colline, achevait d’encadrer cette scène d’horreur, comme Studzianka enveloppait la plaine de la Bérésina. Le colonel rassembla des ouvriers pour faire creuser un canal qui représentât