Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 15.djvu/328

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touche toujours, parce que tous les hommes sont flattés par les sacrifices qu’une d’elles fait à un homme, le négociant instruisit la comtesse des bruits qui couraient dans la ville et du danger où elle se trouvait. — Car, lui dit-il en terminant, si, parmi nos fonctionnaires, il en est quelques-uns assez disposés à vous pardonner un héroïsme qui aurait un prêtre pour objet, personne ne vous plaindra si l’on vient à découvrir que vous vous immolez à des intérêts de cœur.

À ces mots, madame de Dey regarda le vieillard avec un air d’égarement et de folie qui le fit frissonner, lui, vieillard.

— Venez, lui dit-elle en le prenant par la main pour le conduire dans sa chambre, où, après s’être assurée qu’ils étaient seuls, elle tira de son sein une lettre sale et chiffonnée : — Lisez, s’écria-t-elle en faisant un violent effort pour prononcer ce mot.

Elle tomba dans son fauteuil, comme anéantie. Pendant que le vieux négociant cherchait ses lunettes et les nettoyait, elle leva les yeux sur lui, le contempla pour la première fois avec curiosité ; puis, d’une voix altérée : — Je me fie à vous, lui dit-elle doucement.

— Est-ce que je ne viens pas partager votre crime, répondit le bonhomme avec simplicité.

Elle tressaillit. Pour la première fois, dans cette petite ville, son âme sympathisait avec celle d’un autre. Le vieux négociant comprit tout à coup et l’abattement et la joie de la comtesse. Son fils avait fait partie de l’expédition de Granville, il écrivait à sa mère du fond de sa prison, en lui donnant un triste et doux espoir. Ne doutant pas de ses moyens d’évasion, il lui indiquait trois jours pendant lesquels il devait se présenter chez elle, déguisé. La fatale lettre contenait de déchirants adieux au cas où il ne serait pas à Carentan dans la soirée du troisième jour, et il priait sa mère de remettre une assez forte somme à l’émissaire qui s’était chargé de lui apporter cette dépêche, à travers mille dangers. Le papier tremblait dans les mains du vieillard.

— Et voici le troisième jour, s’écria madame de Dey qui se leva rapidement, reprit la lettre, et marcha.

— Vous avez commis des imprudences, lui dit le négociant. Pourquoi faire prendre des provisions ?

— Mais il peut arriver, mourant de faim, exténué de fatigue, et… Elle n’acheva pas.