Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 15.djvu/36

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

soirée d’hiver, une jeune femme, des enfants pleins de grâce qui prient saint Marc sous la conduite d’une vieille bonne. Oui, pour trois livres d’opium il meuble notre arsenal vide, il voit partir et arriver des convois de marchandises envoyées ou demandées par les quatre parties du monde. La moderne puissance de l’industrie n’exerce pas ses prodiges à Londres, mais dans sa Venise, où se reconstruisent les jardins suspendus de Sémiramis, le temple de Jérusalem, les merveilles de Rome. Enfin il agrandit le Moyen age par le monde de la vapeur, par de nouveaux chefs-d’œuvre qu’enfantent les arts, protégés comme Venise les protégeait autrefois. Les monuments, les hommes, se pressent et tiennent dans son étroit cerveau, où les empires, les villes, les révolutions se déroulent et s’écroulent en peu d’heures, où Venise seule s’accroît et grandit ; car la Venise de ses rêves a l’empire de la mer, deux millions d’habitants, le sceptre de l’Italie, la possession de la Méditerranée et les Indes !

— Quel opéra qu’une cervelle d’homme, quel abîme peu compris, par ceux mêmes qui en ont fait le tour, comme Gall, s’écria le médecin.

— Chère duchesse, dit Vendramin d’une voix caverneuse, n’oubliez pas le dernier service que me rendra mon élixir. Après avoir entendu des voix ravissantes, avoir saisi la musique par tous mes pores, avoir éprouvé de poignantes délices, et dénoué les plus chaudes amours du paradis de Mahomet, j’en suis aux images terribles. J’entrevois maintenant dans ma chère Venise des figures d’enfants contractées comme celles des mourants, des femmes couvertes d’horribles plaies, déchirées, plaintives ; des hommes disloqués, pressés par les flancs cuivreux de navires qui s’entre-choquent. Je commence à voir Venise comme elle est, couverte de crêpes, nue, dépouillée, déserte. De pâles fantômes se glissent dans ses rues !… Déjà grimacent les soldats de l’Autriche, déjà ma belle vie rêveuse se rapproche de la vie réelle ; tandis qu’il y a six mois c’était la vie réelle, qui était le mauvais sommeil, et la vie de l’opium était ma vie d’amour et de voluptés, d’affaires graves et de haute politique. Hélas ! pour mon malheur, j’arrive à l’aurore de la tombe, où le faux et le vrai se réunissent en de douteuses clartés qui ne sont ni le jour ni la nuit, et qui participent de l’un et de l’autre.

— Vous voyez qu’il y a trop de patriotisme dans cette tête, dit