Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 15.djvu/390

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sans doute, comme tous les criminels, le besoin de se rapprocher de l’innocence, en espérant trouver du repos près d’elle. Mais, quoique loin de lui, je l’écoutais, et mon œil perçant fascinait le sien. Quand il croyait pouvoir m’épier impunément, nos regards se rencontraient, et ses paupières s’abaissaient aussitôt. Fatigué de ce supplice, Taillefer s’empressa de le faire cesser en se mettant à jouer. J’allai parier pour son adversaire, mais en désirant perdre mon argent. Ce souhait fut accompli. Je remplaçai le joueur sortant, et me trouvai face à face avec le meurtrier…

— Monsieur, lui dis-je pendant qu’il me donnait des cartes, auriez-vous la complaisance de démarquer ?

Il fit passer assez précipitamment ses jetons de gauche à droite. Ma voisine était venue près de moi, je lui jetai un coup d’œil significatif.

— Seriez-vous, demandai-je en m’adressant au fournisseur, monsieur Frédéric Taillefer, de qui j’ai beaucoup connu la famille à Beauvais ?

— Oui monsieur, répondit-il.

Il laissa tomber ses cartes, pâlit, mit sa tête dans ses mains, pria l’un de ses parieurs de tenir son jeu, et se leva.

— Il fait trop chaud ici, s’écria-t-il. Je crains…

Il n’acheva pas. Sa figure exprima tout à coup d’horribles souffrances, et il sortit brusquement. Le maître de la maison accompagna Taillefer, en paraissant prendre un vif intérêt à sa position. Nous nous regardâmes, ma voisine et moi ; mais je trouvai je ne sais quelle teinte d’amère tristesse répandue sur sa physionomie.

— Votre conduite est-elle bien miséricordieuse ? me demanda-t-elle en m’emmenant dans une embrasure de fenêtre au moment où je quittai le jeu après avoir perdu. Voudriez-vous accepter le pouvoir de lire dans tous les cœurs ? Pourquoi ne pas laisser agir la justice humaine et la justice divine ? Si nous échappons à l’une, nous n’évitons jamais l’autre ! Les priviléges d’un président de Cour d’assises sont-ils donc bien dignes d’envie ? Vous avez presque fait l’office du bourreau.

— Après avoir partagé, stimulé ma curiosité, vous me faites de la morale !

— Vous m’avez fait réfléchir, me répondit-elle.

— Donc, paix aux scélérats, guerre aux malheureux, et déifions l’or ! Mais, laissons cela, ajoutai-je en riant. Regardez, je vous