Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 15.djvu/413

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don Juan pouvait l’être lui-même, soit que dona Elvire eût plus de prudence ou de vertu que l’Espagne n’en accorde aux femmes, don Juan fut contraint de passer ses derniers jours comme un vieux curé de campagne, sans scandale chez lui. Parfois il prenait plaisir à trouver son fils ou sa femme en faute sur leurs devoirs de religion, et voulait impérieusement qu’ils exécutassent toutes les obligations imposées aux fidèles par la cour de Rome. Enfin, il n’était jamais si heureux qu’en entendant le galant abbé de San-Lucar, dona Elvire et Philippe occupés à discuter un cas de conscience. Cependant, malgré les soins prodigieux que le seigneur don Juan Belvidéro donnait à sa personne, les jours de la décrépitude arrivèrent ; avec cet âge de douleur, vinrent les cris de l’impuissance, cris d’autant plus déchirants que plus riches étaient les souvenirs de sa bouillante jeunesse et de sa voluptueuse maturité. Cet homme, en qui le dernier degré de la raillerie était d’engager les autres à croire aux lois et aux principes dont il se moquait, s’endormait le soir sur un peut-être ! Ce modèle du bon ton, ce duc, vigoureux dans une orgie, superbe dans les cours, gracieux auprès des femmes dont les cœurs avaient été tordus par lui comme un paysan tord un lien d’osier, cet homme de génie avait une pituite opiniâtre, une sciatique importune, une goutte brutale. Il voyait ses dents le quittant comme, à la fin d’une soirée, les dames les plus blanches, les mieux parées, s’en vont, une à une, laissant le salon désert et démeublé. Enfin ses mains hardies tremblèrent, ses jambes sveltes chancelèrent, et un soir l’apoplexie lui pressa le cou de ses mains crochues et glaciales. Depuis ce jour fatal, il devint morose et dur. Il accusait le dévouement de son fils et de sa femme, en prétendant parfois que leurs soins touchants et délicats ne lui étaient si tendrement prodigués que parce qu’il avait placé toute sa fortune en rentes viagères. Elvire et Philippe versaient alors des larmes amères et redoublaient de caresses auprès du malicieux vieillard, dont la voix cassée devenait affectueuse pour leur dire : — « Mes amis, ma chère femme, vous me pardonnez, n’est-ce pas ? Je vous tourmente un peu. Hélas ! grand Dieu ! comment te sers-tu de moi pour éprouver ces deux célestes créatures ? Moi, qui devrais être leur joie, je suis leur fléau. » Ce fut ainsi qu’il les enchaîna au chevet de son lit, leur faisant oublier des mois entiers d’impatience et de cruauté par une heure où, pour eux, il déployait les trésors toujours nouveaux de sa grâce et d’une fausse tendresse. Système paternel qui lui