Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 15.djvu/519

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la Seine, le marinier la dirigea sous une des arches en bois du Pont-au-Change, où il l’attacha lestement à un anneau de fer. Personne n’avait encore rien dit.

— Nous pouvons parler ici sans crainte, il n’y a ni espions ni traîtres, dit Chaudieu en regardant les deux inconnus. — Êtes-vous plein de ce dévouement qui doit animer les martyrs ? Êtes-vous prêt à tout endurer pour notre sainte cause ? Avez-vous peur des supplices qu’ont soufferts le couturier du feu roi, le conseiller du Bourg, et qui attendent la plupart de nous ? demanda-t-il à Christophe en lui montrant un visage rayonnant.

— Je confesserai l’Évangile, répondit simplement Lecamus en regardant les fenêtres de l’arrière-boutique.

La lampe domestique posée sur la table où sans doute son père compulsait ses livres de commerce lui rappela par sa lueur les joies de la famille et la vie paisible à laquelle il renonçait. Ce fut une vision rapide, mais complète. Le jeune homme embrassa ce quartier plein d’harmonies bourgeoises, où son heureuse enfance s’était écoulée, où vivait Babette Lallier, sa promise, où tout lui promettait une existence douce et pleine ; il vit le passé, il vit son avenir, et sacrifia tout, ou du moins il le joua. Tels étaient les hommes de ce temps.

— N’allons pas plus loin, dit l’impétueux marinier, nous le connaissons pour un de nos saints ! Si l’Écossais n’avait pas fait le coup, il aurait tué l’infâme président Minard.

— Oui, dit Lecamus. Ma vie appartient à l’Église, et je la donne avec joie pour le triomphe de la Réformation à laquelle j’ai sérieusement réfléchi. Je sais ce que nous faisons pour le bonheur des peuples. En deux mots, le papisme pousse au célibat, et la Réformation pousse à la famille. Il est temps d’écheniller la France de ses moines, de rendre leurs biens à la Couronne qui les vendra tôt ou tard à la bourgeoisie. Sachons mourir pour nos enfants et pour faire un jour nos familles libres et heureuses.

La figure du jeune enthousiaste, celle de Chaudieu, celle du marinier, celle de l’inconnu assis sur le banc, éclairées par les dernières lueurs de crépuscule, formaient un tableau qui doit d’autant plus être décrit, que cette description contient toute l’histoire de ce temps, s’il est vrai qu’il soit donné à certains hommes de résumer l’esprit de leur siècle.

La réforme religieuse tentée par Luther en Allemagne, par John Knox en Écosse, par Calvin en France, s’empara particulièrement