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Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 15.djvu/64

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de je ne sais quelles substances ailées que nos oreilles aspirent et qui nous élèvent au ciel par un ravissement amoureux, il faut être Dieu !

— Elle est comme cette belle plante indienne qui s’élance de terre, ramasse dans l’air une invisible nourriture et lance, de son calice arrondi en spirale blanche, des nuées de parfums qui font éclore des rêves dans notre cerveau, répondit Capraja.

La Tinti fut rappelée et reparut seule, elle fut saluée par des acclamations, elle reçut mille baisers que chacun lui envoyait du bout des doigts ; on lui jeta des roses, et une couronne pour laquelle des femmes donnèrent les fleurs de leurs bonnets, presque tous envoyés par les modistes de Paris. On redemanda la cavatine.

— Avec quelle impatience Capraja, l’amant de la roulade, n’attendait-il pas ce morceau qui ne tire sa valeur que de l’exécution, dit alors la duchesse. Là, Rossini a mis, pour ainsi dire, la bride sur le cou à la fantaisie de la cantatrice. La roulade et l’âme de la cantatrice y sont tout. Avec une voix ou une exécution médiocre, ce ne serait rien. Le gosier doit mettre en œuvre les brillants de ce passage. La cantatrice doit exprimer la plus immense douleur, celle d’une femme qui voit mourir son amant sous ses yeux ! La Tinti, vous l’entendez, fait retentir la salle des notes les plus aiguës, et pour laisser toute liberté à l’art pur, à la voix, Rossini a écrit là des phrases nettes et franches, il a, par un dernier effort, inventé ces déchirantes exclamations musicales : Tormenti ! affanni ! smanie ! Quels cris ! que de douleur dans ces roulades ! La Tinti, vous le voyez, a enlevé la salle par ses sublimes efforts.

Le Français, stupéfait de cette furie amoureuse de toute une salle pour la cause de ses jouissances, entrevit un peu la véritable Italie ; mais ni la duchesse, ni Vendramin, ni Emilio ne firent la moindre attention à l’ovation de la Tinti qui recommença. La duchesse avait peur de voir son Emilio pour la dernière fois ; quant au prince, devant la duchesse, cette imposante divinité qui l’enlevait au ciel, il ignorait où il se trouvait, il n’entendait pas la voix voluptueuse de celle qui l’avait initié aux voluptés terrestres, car une horrible mélancolie faisait entendre à ses oreilles un concert de voix plaintives accompagnées d’un bruissement semblable à celui d’une pluie abondante. Vendramin, habillé en procurateur, voyait alors la cérémonie du Bucentaure. Le Français, qui avait fini par deviner un étrange et douloureux mystère entre le prince