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Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 16.djvu/168

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de prendre chaque jour, dans la bourse d’autrui, une somme assez mince qui, chaque année, produit un petit capital ; lequel par vingt années donne à peine quatre ou cinq mille francs de rente quand un homme se conduit honnêtement. En quinze ou seize ans et après son apprentissage, l’avoué, le notaire, le marchand, tous les travailleurs patentés ont gagné du pain pour leurs vieux jours. Je ne me suis senti propre à rien en ce genre. Je préfère la pensée à l’action, une idée à une affaire, la contemplation au mouvement. Je manque essentiellement de la constante attention nécessaire à qui veut faire fortune. Toute entreprise mercantile, toute obligation de demander de l’argent à autrui, me conduirait à mal, et je serais bientôt ruiné. Si je n’ai rien, au moins ne dois-je rien en ce moment. Il faut matériellement peu à celui qui vit pour accomplir de grandes choses dans l’ordre moral ; mais quoique vingt sous par jour puissent me suffire, je ne possède pas la rente de cette oisiveté travailleuse. Si je veux méditer, le besoin me chasse hors du sanctuaire où se meut ma pensée. Que vais-je devenir ? La misère ne m’effraie pas. Si l’on n’emprisonnait, si l’on ne flétrissait, si l’on ne méprisait point les mendiants, je mendierais pour pouvoir résoudre à mon aise les problèmes qui m’occupent. Mais cette sublime résignation par laquelle je pourrais émanciper ma pensée en la libérant de mon corps ne servirait à rien : il faut encore de l’argent pour se livrer à certaines expériences. Sans cela, j’eusse accepté l’indigence apparente d’un penseur qui possède la terre et le ciel. Pour être grand dans la misère, il suffit de ne jamais s’avilir. L’homme qui combat et souffre en marchant vers un noble but, présente certes un beau spectacle ; mais ici qui se sent la force de lutter ? On escalade des rochers, on ne peut pas toujours piétiner dans la boue. Ici tout décourage le vol en droite ligne d’un esprit qui tend à l’avenir. Je ne me craindrais pas dans une grotte au désert, et je me crains ici. Au désert, je serais avec moi-même sans distraction ; ici, l’homme éprouve une foule de besoins qui le rapetissent. Quand vous êtes sorti rêveur, préoccupé, la voix du pauvre vous rappelle au milieu de ce monde de faim et de soif, en vous demandant l’aumône. Il faut de l’argent pour se promener. Les organes, incessamment fatigués par des riens, ne se reposent jamais. La nerveuse disposition du poète est ici sans cesse ébranlée et ce qui doit faire sa gloire devient son tourment : son imagination y est sa plus cruelle ennemie. Ici l’ouvrier blessé, l’indigente