Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 16.djvu/195

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brune ; les rides de son front se contractèrent légèrement, il serra ses lèvres, me jeta un regard équivoque et me dit : — Vous ne l’avez pas revu depuis le collége ?

— Non, ma foi, répondis-je. Mais nous sommes aussi coupables l’un que l’autre, s’il y a oubli. Vous le savez, les jeunes gens mènent une vie si aventureuse et si passionnée en quittant les bancs de l’école, qu’il faut se retrouver pour savoir combien l’on s’aime encore. Cependant, parfois, un souvenir de jeunesse arrive, et il est impossible de s’oublier tout à fait, surtout lorsqu’on a été aussi amis que nous l’étions Lambert et moi. On nous avait appelés le Poète-et-Pythagore !

Je lui dis mon nom, mais en l’entendant la figure du bonhomme se rembrunit encore.

— Vous ne connaissez donc pas son histoire, reprit-il. Mon pauvre neveu devait épouser la plus riche héritière de Blois, mais la veille de son mariage il est devenu fou.

— Lambert, fou ! m’écriai-je frappé de stupeur. Et par quel événement ? C’était la plus riche mémoire, la tête la plus fortement organisée, le jugement le plus sagace que j’aie rencontrés ! Beau génie, un peu trop passionné peut-être pour la mysticité ; mais le meilleur cœur du monde ! Il lui est donc arrivé quelque chose de bien extraordinaire ?

— Je vois que vous l’avez bien connu, me dit le bonhomme.

Depuis Mer jusqu’à Blois, nous parlâmes alors de mon pauvre camarade, en faisant de longues digressions par lesquelles je m’instruisis des particularités que j’ai déjà rapportées pour présenter les faits dans un ordre qui les rendît intéressants. J’appris à son oncle le secret de nos études, la nature des occupations de son neveu ; puis le vieillard me raconta les événements survenus dans la vie de Lambert depuis que je l’avais quitté. À entendre monsieur Lefebvre, Lambert aurait donné quelques marques de folie avant son mariage ; mais ces symptômes lui étant communs avec tous ceux qui aiment passionnément, ils me parurent moins caractéristiques lorsque je connus et la violence de son amour et mademoiselle de Villenoix. En province, où les idées se raréfient, un homme plein de pensées neuves et dominé par un système, comme l’était Louis, pouvait passer au moins pour un original. Son langage devait surprendre d’autant plus qu’il parlait plus rarement. Il disait : Cet homme n’est pas de mon ciel, là où les autres di-