Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 16.djvu/392

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Jamais, depuis ce jour, je n’ai pu voir les ménages des prédestinés sans comparer la plupart des maris à cet orang-outang voulant jouer du violon.

L’amour est la plus mélodieuse de toutes les harmonies, et nous en avons le sentiment inné. La femme est un délicieux instrument de plaisir, mais il faut en connaître les frémissantes cordes, en étudier la pose, le clavier timide, le doigté changeant et capricieux. Combien d’orangs !… d’hommes, veux-je dire, se marient sans savoir ce qu’est une femme ! Combien de prédestinés ont procédé avec elles comme le singe de Cassan avec son violon ! Ils ont brisé le cœur qu’ils ne comprenaient pas, comme ils ont flétri et dédaigné le bijou dont le secret leur était inconnu. Enfants toute leur vie, ils s’en vont de la vie les mains vides, ayant végété, ayant parlé d’amour et de plaisir, de libertinage et de vertu, comme les esclaves parlent de la liberté. Presque tous se sont mariés dans l’ignorance la plus profonde et de la femme et de l’amour. Ils ont commencé par enfoncer la porte d’une maison étrangère et ils ont voulu être bien reçus au salon. Mais l’artiste le plus vulgaire sait qu’il existe entre lui et son instrument (son instrument qui est de bois ou d’ivoire !), une sorte d’amitié indéfinissable. Il sait, par expérience, qu’il lui a fallu des années pour établir ce rapport mystérieux entre une matière inerte et lui. Il n’en a pas deviné du premier coup les ressources et les caprices, les défauts et les vertus. Son instrument ne devient une âme pour lui et n’est une source de mélodie qu’après de longues études ; ils ne parviennent à se connaître comme deux amis qu’après les interrogations les plus savantes.

Est-ce en restant accroupi dans la vie, comme un séminariste dans sa cellule, qu’un homme peut apprendre la femme et savoir déchiffrer cet admirable solfége ? Est-ce un homme qui fait métier de penser pour les autres, de juger les autres, de gouverner les autres, de voler l’argent des autres, de nourrir, de guérir, de blesser les autres. Est-ce tous nos prédestinés enfin, qui peuvent employer leur temps à étudier une femme ? Ils vendent leur temps, comment le donneraient-ils au bonheur ? L’argent est leur dieu. L’on ne sert pas deux maîtres à la fois. Aussi le monde est-il plein de jeunes femmes qui se traînent pâles et débiles, malades et souffrantes. Les unes sont la proie d’inflammations plus ou moins graves, les autres restent sous la cruelle domination d’attaques nerveuses plus ou moins violentes. Tous les maris de ces femmes-là