Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 16.djvu/485

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ma femme jusqu’à quarante ans sans qu’elle songe à l’adultère, de même que feu Musson s’amusait à mener un bourgeois de la rue Saint-Denis à Pierrefitte, sans qu’il se doutât d’avoir quitté l’ombre du clocher de Saint-Leu.

— Comment ! lui dis-je en l’interrompant, auriez-vous par hasard deviné ces admirables déceptions que je me proposais de décrire dans une Méditation, intitulée : Art de mettre la mort dans la vie !… Hélas ! je croyais être le premier qui eût découvert cette science. Ce titre concis m’avait été suggéré par le récit que fit un jeune médecin d’une admirable composition inédite de Crabbe. Dans cet ouvrage, le poète anglais a su personnifier un être fantastique, nommé la Vie dans la Mort. Ce personnage poursuit à travers les océans du monde un squelette animé, appelé la Mort dans la vie. Je me souviens que peu de personnes, parmi les convives de l’élégant traducteur de la poésie anglaise, comprirent le sens mystérieux de cette fable aussi vraie que fantastique. Moi seul, peut-être, plongé dans un silence brute, je songeais à ces générations entières qui, poussées par la VIE, passent sans vivre. Des figures de femmes s’élevaient devant moi par milliers, par myriades, toutes mortes, chagrines, et versant des larmes de désespoir en contemplant les heures perdues de leur jeunesse ignorante. Dans le lointain, je voyais naître une Méditation railleuse, j’en entendais déjà les rires sataniques ; et vous allez sans doute la tuer… Mais voyons, confiez-moi promptement les moyens que vous avez trouvés pour aider une femme à gaspiller les moments rapides où elle est dans la fleur de sa beauté, dans la force de ses désirs… Peut-être m’aurez-vous laissé quelques stratagèmes, quelques ruses à décrire…

Le vicomte se mit à rire de ce désappointement d’auteur, et me dit d’un air satisfait : — Ma femme a, comme toutes les jeunes personnes de notre bienheureux siècle, appuyé ses doigts, pendant trois ou quatre années consécutives, sur les touches d’un piano qui n’en pouvait mais. Elle a déchiffré Beethoven, fredonné les ariettes de Rossini et parcouru les exercices de Crammer. Or, j’ai déjà eu le soin de la convaincre de sa supériorité en musique : pour atteindre à ce but, j’ai applaudi, j’ai écouté sans bâiller les plus ennuyeuses sonates du monde, et je me suis résigné à lui donner une loge aux Bouffons, Aussi ai-je gagné trois soirées paisibles sur les sept que Dieu a crééés dans la semaine. Je suis à l’affût des maisons à