Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 16.djvu/80

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J’ai même fait grâce des phrases à points d’interjection qu’elles lancèrent à travers le discours de l’avocat. Cependant ces mots : — Il est ennuyeux à la mort ! — Mais, ma chère, quand finira-t-il ? parvinrent à mon oreille.

Lorsque l’inconnu cessa de parler, les dames se turent. Monsieur Bodard dormait. Le chirurgien à moitié gris, Lavoisier, Beaumarchais et moi nous avions été seuls attentifs, monsieur de Calonne jouait avec sa voisine. En ce moment le silence eut quelque chose de solennel. La lueur des bougies me paraissait avoir une couleur magique. Un même sentiment nous avait attachés par des liens mystérieux à cet homme, qui, pour ma part, me fit concevoir les inexplicables effets du fanatisme. Il ne fallut rien moins que la voix sourde et caverneuse du compagnon de Beaumarchais pour nous réveiller.

— Et moi aussi, j’ai rêvé, s’écria-t-il.

Je regardai plus particulièrement alors le chirurgien, et j’éprouvai je ne sais quel sentiment d’horreur. Son teint terreux, ses traits à la fois ignobles et grands, offraient une expression exacte de ce que vous me permettez de nommer la canaille. Quelques grains bleuâtres et noirs étaient semés sur son visage, comme des traces de boue, et ses yeux lançaient une flamme sinistre. Cette figure paraissait plus sombre qu’elle ne l’était peut-être, à cause de la neige amassée sur sa tête par une coiffure à frimas.

— Cet homme-là doit enterrer plus d’un malade, dis-je à mon voisin.

— Je ne lui confierais pas mon chien, me répondit-il.

— Je le hais involontairement.

— Et moi je le méprise.

— Quelle injustice, cependant ! repris-je.

— Oh ! mon Dieu, après-demain il peut devenir aussi célèbre que l’acteur Volange, répliqua l’inconnu.

Monsieur de Calonne montra le chirurgien par un geste qui semblait nous dire :— Celui-là me parait devoir être amusant.

—Et auriez-vous rêvé d’une reine ? lui demanda Beaumarchais.

— Non, j’ai rêvé d’un peuple, répondit-il avec une emphase qui nous fit rire. Je soignais alors un malade à qui je devais couper la cuisse le lendemain de mon rêve…

— Et vous avez trouvé le peuple dans la cuisse de votre malade ? demanda monsieur de Calonne,