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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

le roi tient l’État de France, dit-il au connétable de Luynes qui n’était alors à ses yeux qu’un très-petit compagnon. Comptez que, durant les troubles, il y eut des d’Esgrignon décapités. Le sang franc se conserva, noble et fier, jusqu’en l’an 1789. Le marquis d’Esgrignon actuel n’émigra pas : il devait défendre sa Marche. Le respect qu’il avait inspiré aux gens de la campagne préserva sa tête de l’échafaud ; mais la haine des vrais Sans-Culottes fut assez puissante pour le faire considérer comme émigré, pendant le temps qu’il fut obligé de se cacher. Au nom du peuple souverain, le District déshonora la terre d’Esgrignon, les bois furent nationalement vendus, malgré les réclamations personnelles du marquis, alors âgé de quarante ans. Mademoiselle d’Esgrignon, sa sœur, étant mineure, sauva quelques portions du fief par l’entremise d’un jeune intendant de la famille, qui demanda le partage de présuccession au nom de sa cliente : le château, quelques fermes lui furent attribués par la liquidation que fit la République. Le fidèle Chesnel fut obligé d’acheter en son nom, avec les deniers que lui apporta le marquis, certaines parties du domaine auxquelles son maître tenait particulièrement, telles que l’église, le presbytère et les jardins du château.

Les lentes et rapides années de La Terreur étant passées, le marquis d’Esgrignon, dont le caractère avait imposé des sentiments respectueux à la contrée, voulut revenir habiter son château avec sa sœur mademoiselle d’Esgrignon, afin d’améliorer les biens au sauvetage desquels s’était employé maître Chesnel, son ancien intendant, devenu notaire. Mais, hélas ! le château pillé, démeublé, n’était-il pas trop vaste, trop coûteux pour un propriétaire dont tous les droits utiles avaient été supprimés, dont les forêts avaient été dépecées, et qui, pour le moment, ne pouvait pas tirer plus de neuf mille francs en sac des terres conservées de ses anciens domaines ?

Quand le notaire ramena son ancien maître, au mois d’octobre 1800, dans le vieux château féodal, il ne put se défendre d’une émotion profonde en voyant le marquis immobile, au milieu de la cour, devant ses douves comblées, regardant ses tours rasées au niveau des toits. Le Franc contemplait en silence et tour à tour le ciel et la place où étaient jadis les jolies girouettes des tourelles gothiques, comme pour demander à Dieu la raison de ce déménagement social. Chesnel seul pouvait comprendre la profonde douleur