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Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 7.djvu/145

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LES RIVALITÉS: LE CABINET DES ANTIQUES.

surprenaient sans que je m’aperçusse de l’élégance de sa taille, ni de la beauté de son front, ni de l’ovale parfait de son visage. Je l’admirais comme on prie à mon âge, sans trop savoir pourquoi. Quand mes regards perçants avaient enfin attiré les siens, et qu’elle me disait de sa voix mélodieuse, qui me semblait déployer plus de volume que toutes les autres voix : — Que fais-tu là, petit ? pourquoi me regardes-tu ? je venais, je me tortillais, je me mordais les doigts, je rougissais et je disais : — Je ne sais pas. Si par hasard elle passait sa main blanche dans mes cheveux en me demandant mon âge, je m’en allais en courant et en lui répondant de loin : — Onze ans ! Quand, en lisant les Mille et une Nuits, je voyais apparaître une reine ou une fée, je leur prêtais les traits et la démarche de mademoiselle d’Esgrignon. Quand mon maître de dessin me fit copier des têtes d’après l’antique, je remarquais que ces têtes étaient coiffées comme l’était mademoiselle d’Esgrignon. Plus tard, quand ces folles idées s’en allèrent une à une, mademoiselle Armande, pour laquelle les hommes se dérangeaient respectueusement sur le Cours afin de lui faire place, et qui contemplaient les jeux de sa longue robe brune jusqu’à ce qu’ils l’eussent perdue de vue, mademoiselle Armande resta vaguement dans ma mémoire comme un type. Ses formes exquises, dont la rondeur était parfois révélée par un coup de vent, et que je savais retrouver malgré l’ampleur de sa robe, ses formes revinrent dans mes rêves de jeune homme. Puis, encore plus tard, quand je songeai gravement à quelques mystères de la pensée humaine, je crus me souvenir que mon respect m’était inspiré par les sentiments exprimés sur la figure et dans l’attitude de mademoiselle d’Esgrignon. L’admirable calme de cette tête intérieurement ardente, la dignité des mouvements, la sainteté des devoirs accomplis me touchaient et m’imposaient. Les enfants sont plus pénétrables qu’on ne le croit par les invisibles effets des idées : ils ne se moquent jamais d’une personne vraiment imposante, la véritable grâce les touche, la beauté les attire parce qu’ils sont beaux et qu’il existe des liens mystérieux entre les choses de même nature. Mademoiselle d’Esgrignon fut une de mes religions. Aujourd’hui jamais ma folle imagination ne grimpe l’escalier en colimaçon d’un antique manoir sans s’y peindre mademoiselle Armande comme le génie de la Féodalité. Quand je lis les vieilles chroniques, elle paraît à mes yeux sous les traits des femmes