Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 7.djvu/24

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monsieur de Sartines n’eut d’espions si intelligents, ni moins chers, et qui eussent conservé autant d’honneur en déployant autant de friponnerie dans l’esprit. Notez que, pendant son déjeuner, le chevalier s’amusait comme un bienheureux.

Suzanne, une de ses favorites, spirituelle, ambitieuse, avait en elle l’étoffe d’une Sophie Arnould, elle était d’ailleurs belle comme la plus belle courtisane que jamais Titien ait conviée à poser sur un velours noir pour aider son pinceau à faire une Vénus ; mais sa figure, quoique fine dans le tour des yeux et du front, péchait en bas par des contours communs. C’était la beauté normande, fraîche, éclatante, rebondie, la chair de Rubens qu’il faudrait marier avec les muscles de l’Hercule-Farnèse, et non la Vénus de Médicis, cette gracieuse femme d’Apollon.

— Hé ! bien, mon enfant, conte-moi ta petite ou ta grosse aventure.

Ce qui, de Paris à Pékin, aurait fait remarquer le chevalier, était la douce paternité de ses manières avec ces grisettes ; elles lui rappelaient les filles d’autrefois, ces illustres reines d’Opéra, dont la célébrité fut européenne pendant un bon tiers du dix-huitième siècle. Il est certain que le gentilhomme qui a vécu jadis avec cette nation féminine oubliée comme toutes les grandes choses, comme les Jésuites et les Flibustiers, comme les Abbés et les Traitants, a conquis une irrésistible bonhomie, une facilité gracieuse, un laissez-aller dénué d’égoïsme, tout l’incognito de Jupiter chez Alcmène, du roi qui se fait la dupe de tout, qui jette à tous les diables la supériorité de ses foudres, et veut manger son Olympe en folies, en petits soupers, en profusions féminines, loin de Junon surtout. Malgré sa robe de vieux damas vert, malgré la nudité de la chambre où il recevait, et où il y avait à terre une méchante tapisserie en guise de tapis, de vieux fauteuils crasseux, où les murs tendus d’un papier d’auberge offraient ici les profils de Louis XVI et des membres de sa famille tracés dans un saule pleureur, là le sublime testament imprimé en façon d’urne, enfin toutes les sentimentalités inventées par le royalisme sous la Terreur ; malgré ses ruines, le chevalier se faisant la barbe devant une vieille toilette ornée de méchantes dentelles respirait le dix-huitième siècle !… Toutes les grâces libertines de sa jeunesse reparaissaient, il semblait riche de trois cent mille livres de dettes et avoir son vis-à-vis à la porte. Il était aussi grand que Berthier communiquant, pendant la déroute de Moscou, des ordres aux bataillons d’une armée qui n’existait plus.