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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

de son voisin, qui n’était pas gentilhomme. Monsieur de Chessel avait bien compris le comte. Aussi se sont-ils toujours vus poliment mais sans aucun de ces rapports journaliers sans cette agréable intimité qui aurait dû s’établir entre Clochegourde et Frapesle, deux domaines séparés par l’Indre et d’où chacune des châtelaines pouvait, de sa fenêtre faire un signe à l’autre.

La jalousie n’était pas la seule raison de la solitude où vivait le comte de Mortsauf. Sa première éducation fut celle de la plupart des enfants de grande famille une incomplète et superficielle instruction à laquelle suppléaient les enseignements du monde, les usages de la cour, l’exercice des grandes charges de la couronne ou des places éminentes. Monsieur de Mortsauf avait émigré précisément à l’époque où commençait sa seconde éducation, elle lui manqua. Il fut de ceux qui crurent au prompt rétablissement de la monarchie en France ; dans cette persuasion, son exil avait été la plus déplorable des oisivetés. Quand se dispersa l’armée de Condé, où son courage le fit inscrire parmi les plus dévoués, il s’attendit à bientôt revenir sous le drapeau blanc, et ne chercha pas comme quelques émigrés à se créer une vie industrieuse. Peut-être aussi n’eut-il pas la force d’abdiquer son nom, pour gagner son pain dans les sueurs d’un travail méprisé. Ses espérances toujours appointées au lendemain, et peut-être aussi l’honneur, l’empêchèrent de se mettre au service des puissances étrangères. La souffrance mina son courage. De longues courses entreprises à pied sans nourriture suffisante, sur des espoirs toujours déçus, altérèrent sa santé, découragèrent son âme. Par degrés son dénûment devint extrême. Si pour beaucoup d’hommes la misère est un tonique, il en est d’autres pour qui elle est un dissolvant et le comte fut de ceux-ci. En pensant à ce pauvre gentilhomme de Touraine allant et couchant par les chemins de la Hongrie, partageant un quartier de mouton avec les bergers du prince Esterhazy, auxquels le voyageur demandait le pain que le gentilhomme n’aurait pas accepté du maître, et qu’il refusa maintes fois des mains ennemies de la France, je n’ai jamais senti dans mon cœur de fiel pour l’émigré même quand je le vis ridicule dans le triomphe. Les cheveux blancs de monsieur de Mortsauf m’avaient dit d’épouvantables douleurs et je sympathise trop avec les exilés pour pouvoir les juger. La gaieté française et tourangelle succomba chez le comte ; il devint morose tomba malade et fut soigné par charité dans je ne sais quel hospice allemand. Sa maladie était une