Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 7.djvu/322

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
296
II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

vous avoir connue, reprit-il en jetant un regard d’excuse sur sa femme. Réparation tardive, la comtesse avait pâli. Quelle femme n’aurait pas chancelé comme elle en recevant ce coup ?

— Quelles délicieuses odeurs arrivent ici, et les beaux effets de lumière ! m’écriai-je ; je voudrais bien avoir à moi cette lande, j’y trouverais peut-être des trésors en la sondant ; mais la plus certaine richesse serait votre voisinage. Qui d’ailleurs ne payerait pas cher une vue si harmonieuse à l’œil, et cette rivière serpentine où l’âme se baigne entre les frênes et les aulnes. Voyez la différence des goûts ? Pour vous, ce coin de terre est une lande ; pour moi, c’est un paradis.

Elle me remercia par un regard.

— Églogue ! fit-il d’un ton amer, ici n’est pas la vie d’un homme qui porte votre nom. Puis il s’interrompit et dit : — Entendez-vous les cloches d’Azay ? J’entends positivement sonner des cloches.

Madame de Mortsauf me regarda d’un air effrayé, Madeleine me serra la main.

— Voulez-vous que nous rentrions faire un trictrac ? lui dis-je, le bruit des dés vous empêchera d’entendre celui des cloches.

Nous revînmes à Clochegourde en parlant à bâtons rompus. Le comte se plaignait de douleurs vives sans les préciser. Quand nous fûmes au salon, il y eut entre nous tous une indéfinissable incertitude. Le comte était plongé dans un fauteuil, absorbé dans une contemplation respectée par sa femme, qui se connaissait aux symptômes de la maladie et savait en prévoir les accès. J’imitai son silence. Si elle ne me pria point de m’en aller, peut-être crut-elle que la partie de trictrac égaierait le comte et dissiperait ces fatales susceptibilités nerveuses dont les éclats la tuaient. Rien n’était plus difficile que de faire faire au comte cette partie de trictrac, dont il avait toujours grande envie. Semblable à une petite maîtresse, il voulait être prié, forcé, pour ne pas avoir l’air d’être obligé, peut-être par cela même qu’il en était ainsi. Si, par suite d’une conversation intéressante, j’oubliais pour un moment mes salamalek, il devenait maussade, âpre, blessant, et s’irritait de la conversation en contredisant tout. Averti par sa mauvaise humeur, je lui proposais une partie ; alors il coquetait : « D’abord il était trop tard, disait-il, puis je ne m’en souciais pas. » Enfin des simagrées désordonnées, comme chez les femmes qui finissent par vous faire ignorer leurs véritables désirs. Je m’humiliais, je le suppliais de m’entretenir