Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 7.djvu/414

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
388
II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

de donner le jour à de pauvres créatures condamnées par avance à de perpétuelles douleurs ? Cependant ma conduite soulève de si graves questions que je ne puis les décider seule ; je suis juge et partie. J’irai demain à Tours consulter l’abbé Birroteau, mon nouveau directeur ; car mon cher et vertueux abbé de la Berge est mort, dit-elle en s’interrompant. Quoiqu’il fût sévère, sa force apostolique me manquera toujours ; son successeur est un ange de douceur qui s’attendrit au lieu de réprimander ; néanmoins, au cœur de la religion quel courage ne se retremperait ? quelle raison ne s’affermirait à la voix de l’Esprit-Saint ? — Mon Dieu, reprit-elle en séchant ses larmes et levant les yeux au ciel, de quoi me punissez-vous ? Mais, il faut le croire, dit-elle en appuyant ses doigts sur mon bras, oui, croyons-le, Félix, nous devons passer par un creuset rouge avant d’arriver saints et parfaits dans les sphères supérieures. Dois-je me taire ? me défendez-vous, mon Dieu, de crier dans le sein d’un ami ? l’aimé-je trop ? Elle me pressa sur son cœur comme si elle eût craint de me perdre : — Qui me résoudra ces doutes ? Ma conscience ne me reproche rien. Les étoiles rayonnent d’en haut sur les hommes ; pourquoi l’âme, cette étoile humaine, n’envelopperait-elle pas de ses feux un ami, quand on ne laisse aller à lui que de pures pensées ?

J’écoutais cette horrible clameur en silence, tenant la main moite de cette femme dans la mienne plus moite encore ; je la serrais avec une force à laquelle Henriette répondait par une force égale.

— Vous êtes donc par là ? cria le comte qui venait à nous, la tête nue.

Depuis mon retour il voulait obstinément se mêler à nos entretiens, soit qu’il en espérât quelque amusement, soit qu’il crût que la comtesse me contait ses douleurs et se plaignait dans mon sein, soit encore qu’il fût jaloux d’un plaisir qu’il ne partageait point.

— Comme il me suit ! dit-elle avec l’accent du désespoir. Allons voir les clos, nous l’éviterons. Baissons-nous le long des haies pour qu’il ne nous aperçoive pas.

Nous nous fîmes un rempart d’une haie touffue, nous gagnâmes les clos en courant, et nous nous trouvâmes bientôt loin du comte, dans une allée d’amandiers.

— Chère Henriette, lui dis-je alors en serrant son bras contre mon cœur, et m’arrêtant pour la contempler dans sa douleur, vous