Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 7.djvu/462

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
436
II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

frère à aimer ainsi. Soyez assez grand pour vous dépouiller de tout amour-propre, pour résoudre notre attachement jusqu’ici si douteux et plein d’orages par cette douce et sainte affection. Je puis encore vivre ainsi. Je commencerai la première en serrant la main de lady Dudley.

Elle ne pleurait pas, elle ! en prononçant ces paroles pleines d’une science amère, et par lesquelles, en arrachant le dernier voile qui me cachait son âme et ses douleurs, elle me montrait par combien de liens elle s’était attachée à moi, combien de fortes chaînes j’avais hachées. Nous étions dans un tel délire, que nous ne nous apercevions point de la pluie qui tombait à torrents.

— Madame la comtesse ne veut-elle pas entrer un moment ici ? dit le cocher en désignant la principale auberge de Ballan.

Elle fit un signe de consentement, et nous restâmes une demi-heure environ sous la voûte d’entrée au grand étonnement des gens de l’hôtellerie qui se demandèrent pourquoi madame de Mortsauf était à onze heures par les chemins. Allait-elle à Tours ? En revenait-elle ? Quand l’orage eut cessé, que la pluie fut convertie en ce qu’on nomme à Tours une brouée, qui n’empêchait pas la lune d’éclairer les brouillards supérieurs rapidement emportés par le vent du haut, le cocher sortit et retourna sur ses pas, à ma grande joie.

— Suivez mon ordre, lui cria doucement la comtesse.

Nous prîmes donc le chemin des landes de Charlemagne où la pluie recommença. À moitié des landes, j’entendis les aboiements du chien favori d’Arabelle ; un cheval s’élança tout à coup de dessous une truisse de chêne, franchit d’un bond le chemin, sauta le fossé creusé par les propriétaires pour distinguer leurs terrains respectifs dans ces friches que l’on croyait susceptibles de culture, et lady Dudley s’alla placer dans la lande pour voir passer la calèche.

— Quel plaisir d’attendre ainsi son amant, quand on le peut sans crime ! dit Henriette.

Les aboiements du chien avaient appris à lady Dudley que j’étais dans la voiture, elle crut sans doute que je venais ainsi la chercher à cause du mauvais temps ; quand nous arrivâmes à l’endroit où se tenait la marquise, elle vola sur le bord du chemin avec cette dextérité de cavalier qui lui est particulière, et dont Henriette s’émerveilla comme d’un prodige. Par mignonnerie, Arabelle ne