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LE LYS DE LA VALLÉE.

à Frapesle d’où je pouvais voir le castel d’Henriette. Là, j’étais près d’elle. Je demeurai quelques jours dans une chambre dont les fenêtres donnent sur ce vallon tranquille et solitaire dont je vous ai parlé. C’est un vaste pli de terrain bordé par des chênes deux fois centenaires, et où par les grandes pluies coule un torrent. Cet aspect convenait à la méditation sévère et solennelle à laquelle je voulais me livrer. J’avais reconnu, pendant la journée qui suivit la fatale nuit, combien ma présence allait être importune à Clochegourde. Le comte avait ressenti de violentes émotions à la mort d’Henriette, mais il s’attendait à ce terrible événement, et il y avait dans le fond de sa pensée un parti pris qui ressemblait à de l’indifférence. Je m’en étais aperçu plusieurs fois, et quand la comtesse prosternée me remit cette lettre que je n’osais ouvrir, quand elle parla de son affection pour moi, cet homme ombrageux ne me jeta pas le foudroyant regard que j’attendais de lui. Les paroles d’Henriette, il les avait attribuées à l’excessive délicatesse de cette conscience qu’il savait si pure. Cette insensibilité d’égoïste était naturelle. Les âmes de ces deux êtres ne s’étaient pas plus mariées que leurs corps, ils n’avaient jamais eu ces constantes communications qui ravivent les sentiments ; ils n’avaient jamais échangé ni peines ni plaisirs, ces liens si forts qui nous brisent par mille points quand ils se rompent, parce qu’ils touchent à toutes nos fibres, parce qu’ils se sont attachés dans les replis de notre cœur, en même temps qu’ils ont caressé l’âme qui sanctionnait chacune de ces attaches. L’hostilité de Madeleine me fermait Clochegourde. Cette dure jeune fille n’était pas disposée à pactiser avec sa haine sur le cercueil de sa mère, et j’aurais été horriblement gêné entre le comte, qui m’aurait parlé de lui, et la maîtresse de la maison, qui m’aurait marqué d’invincibles répugnances. Être ainsi, là où jadis les fleurs mêmes étaient caressantes, où les marches des perrons étaient éloquentes, où tous mes souvenirs revêtaient de poésie les balcons, les margelles, les balustrades et les terrasses, les arbres et les points de vue ; être haï là où tout m’aimait : je ne supportais point cette pensée. Aussi, dès l’abord mon parti fut-il pris. Hélas ! tel était donc le dénoûment du plus vif amour qui jamais ait atteint le cœur d’un homme. Aux yeux des étrangers, ma conduite allait être condamnable, mais elle avait la sanction de ma conscience. Voilà comment finissent les plus beaux sentiments et les plus grands drames de la jeunesse. Nous partons presque tous